vendredi 16 novembre 2018

"L'énigme de la mort", par Moustafa Mahmoud


"L’énigme de la mort"

L’ÉNIGME

Chacun de nous porte son cadavre sur les épaules
Rien de plus étrange que la mort…
Il est bien étrange, certes, que ce qui est devienne… néant !
Les habits de deuil, la tente de réception, la musique, les porteurs d’encens, les valets aux accoutrements théâtraux…
Et nous… comme si nous assistions à une représentation. Nous n’y croyons pas.
Personne ne donne l’impression d’y croire. Même ceux qui se sont associés au cortège funèbre ne pensent à rien, sinon à suivre.
Les enfants du défunt songent uniquement à l’héritage.
Les employés des pompes funèbres, à leur paye.
Les lecteurs du Coran, à leur rémunération.
Chacun ne paraît inquiet que de son temps, de sa santé, de son argent.
Chacun a un but vers lequel il s’empresse, par crainte de le manquer. Mais il ne s’agit jamais de la mort.
Malgré toute cette émouvante mise en scène, l’inquiétude manifestée face à la mort n’est, somme toute, qu’une inquiétude pour la vie.
Personne ne semble croire à la mort ni s’en soucier… même celui qui porte le cercueil sur ses épaules. Le bois lui meurtrit le dos, mais il a l’esprit ailleurs. Il pense au moment à venir : comment le vivra-t-il ?
La mort ne concerne personne. Alors que la vie, elle, concerne tout le monde.
Plaisanterie que tout cela ? Mais alors, qui meurt ? Le mort ? Même celui-là, dira-t-on, nul ne sait ce qu’il adviendra de lui.
Montre en main, l’enterrement ne dure que quelques minutes. Le temps d’un arrêt de la circulation pour que le cortège parcoure la rue. Une pause durant laquelle les voitures s’entassent des deux côtés de la chaussée. Chaque conducteur fait retentir son klaxon. Son impatience montre une fois de plus qu’il est pressé d’arriver à destination et qu’il ne comprend pas cette réalité qu’on appelle… la mort !

Qu’est-ce que la mort ? En quoi consiste-t-elle exactement ?
Et pourquoi passe-t-elle toujours inaperçue de nous, même lorsque nous lui faisons face ?
La mort, en vérité, est vie.
Elle n’arrive pas à l’improviste.
À chaque instant, pour vivants que nous soyons, elle survient au-dedans de nous. Chaque goutte de salive, chaque larme, chaque perle de sueur contient des cellules mortes. Nous les éliminons dans un adieu sans cérémonie.
Les globules rouges naissent, vivent et meurent par millions dans notre sang, à notre insu. Et de même des globules blancs. Les cellules de chair et de graisse, celles du foie et des intestins, toutes sont de courte durée. Elles naissent et meurent, remplacées par d’autres qui mourront elles aussi. Et ainsi de suite… Leurs cadavres sont ensevelis dans les glandes ou bien éliminés par excrétion, dans le calme et le silence, et nous ne ressentons rien de ce qui s’est passé.
À chaque respiration, l’oxygène pénètre, tel du gaz butane, dans le fourneau du foie. Il y brûle une certaine quantité de chair, produisant la chaleur nécessaire pour cuire une nouvelle quantité de chair que nous ajoutons à notre masse corporelle.
Cette chaleur est la vie.
Mais elle est aussi combustion. Elle est indissociable de la mort. La destruction est inhérente à sa nature.
Chacun de nous ressemble à un cercueil marchant sur deux jambes.
Comment prétendre alors que la mort vient nous surprendre ?
Chacun de nous porte en permanence son cadavre sur les épaules.

Les pensées naissent, éclosent et s’épanouissent dans notre tête. Puis elles s’étiolent et tombent… Les sentiments s’allument et s’enflamment dans notre cœur. Puis ils se refroidissent… Notre personnalité brise son cocon progressivement, dans une mutation continue d’une forme à l’autre. Spirituellement, moralement et physiquement, nous mourons à chaque instant.
Il serait pourtant plus exact de dire que nous "vivons", physiquement, moralement et spirituellement. Car il n’existe pas la moindre différence entre la mort et la vie. La vie est l’œuvre de la mort.
Les feuilles poussent aux branches de l’arbre. Elles se flétrissent, meurent et tombent. D’autres poussent à leur place. Puis d’autres encore… L’arbre est dans cette constante activité.
Le présent est aussi le cadavre du passé, indissociablement.
Me mouvoir, c’est être à la fois présent à un endroit et absent d’un autre. Ainsi seulement je progresse et me déplace, les choses progressant avec moi.
La vie n’est pas dans un état d’équilibre. Elle est tension-distension, lutte entre deux contraires. Elle est un essai sans cesse répété, sans cesse infructueux, de conciliation entre ces contraires, dans un ensemble de constructions fragiles qui ont besoin elles-mêmes d’être conciliées entre elles… Essai qui se répète une fois, une nouvelle fois, de nombreuses fois, indéfiniment, sans jamais réussir, sans jamais parvenir à un quelconque état de stabilité.
La vie n’est pas dans l’équilibre mort-vie. Elle est faite de l’affrontement et de la lutte entre ces deux éléments. Tantôt l’un prend le dessus, tantôt l’autre…
La vie est un état critique. Elle est tension.
Nous goûtons à la mort à chaque instant. Nous la vivons… Cela ne nous trouble pas, au contraire ! Par cette mort qui est en nous, nous sentons que nous existons. Nous nous conquérons nous-mêmes. Nous nous saisissons de notre être et nous en jouissons.
Cela ne nous suffit pas. Nous nous lançons dans un autre combat avec notre société. Nous pénétrons dans une mort et une vie d’un autre ordre, sur un plan plus large, là où s’affrontent des sociétés, des systèmes, de grands ensembles humains.
À travers ce combat de plus grande envergure, nous prenons progressivement conscience de ce que nous sommes : non seulement des êtres liés à une multitude de cellules qui naissent et meurent dans notre corps individuel, mais encore des êtres tributaires de groupes humains qui naissent et meurent dans le corps de l’entière société.

En nous, la mort survient à des niveaux supérieurs.
La mort est donc un événement persistant et tenace… un événement qui frappe l’homme en pleine vigueur et les sociétés dans leur prime jeunesse.
Elle fait partie de la trame de l’être humain. Elle est dans son corps, en la moindre pulsation de son cœur, aussi exubérant de santé soit-il.
La vie jaillit de la mort. C’est par elle qu’elle prend la forme que nous ressentons et vivons, car ce que nous ressentons et vivons est l’effet de deux forces conjuguées – l’être et le néant – qui agissent tour à tour sur l’être humain dans un va-et-vient de tension-distension.

Comment expliquer alors la stupéfaction qui nous frappe lorsque l’un d’entre nous vient à mourir ? Pourquoi cette nouvelle nous semble-t-elle étrange, absurde, incroyable ? Pourquoi restons-nous interdits devant l’événement, avec le sentiment d’être trompés par nos yeux, nos sens, notre raison ?
Ensuite, après avoir détourné notre regard et chassé de notre esprit tout ce dont nous avons été témoins, nous allons notre chemin. Nous n’avons accompli, pensons-nous, que notre devoir. Une politesse, une simple formalité. C’est chose faite et nous en sommes quittes.

Pourquoi ne prenons-nous pas au sérieux cet événement ?
Pourquoi trembler de frayeur lorsque nous y pensons ? Pourquoi cette consternation lorsque nous admettons ce qui s’est passé ? Pourquoi notre vie est-elle toute bouleversée lorsque nous tenons compte de l’événement et que nous le prenons en considération ?
En fait, il s’agit là de la seule fois où nous sommes témoins directs de la mort. La mort qui survient à l’intérieur de nous-mêmes, nous ne la voyons pas. Nous ne voyons pas les globules sanguins au moment de leur naissance et de leur mort, ni les cellules lorsqu’elles disparaissent, ni la lutte à mort entre les microbes et notre organisme.
Les cellules de notre corps sont invisibles au moment où elles périssent. Tout ce qui se passe en nous se déroule dans les ténèbres… Pendant ce temps, nous dormons sur nos deux oreilles ; notre cœur bat de manière rythmée ; notre respiration se poursuit, régulière et calme.
La mort s’infiltre à pas de voleur sous le manteau de la nuit. Elle passe sur nos têtes, blanchissant un à un tous nos cheveux, sans que nous nous en rendions compte. Elle rampe, empruntant le sillage de la vie.
L’arbre perd ses feuilles, l’une après l’autre. Mais il reste droit, toujours vert apparemment, toujours en pleine vigueur… jusqu’au moment où la bourrasque fait rage. Elle le déracine et l’abat en travers du chemin. Alors seulement apparaît son aspect lamentable et pitoyable, avec ses branches desséchées et nues, ses racines pourries, ses feuilles jaunies. C’en est fini ! Ce n’est plus un arbre, mais autre chose. L’arbre est devenu du bois.
Voilà ce qui se passe lorsque, sous nos yeux, un homme tombe raide mort. Ce n’est plus un homme, apparemment… Un accident étrange, à ce qu’il nous semble, survenu à l’improviste, sans crier gare… Soudainement, l’homme n’a plus le moindre souffle de vie.

Et la raison de commencer à questionner :
Disparaîtrai-je moi aussi subitement, totalement, comme cet homme ?
Et comment, alors que je ne ressens absolument rien en moi qui laisse présager une telle fin ?
Comment cela peut-il arriver, alors que le désir bouillonne en moi, que je suis débordant de volonté ? Que dis-je ! Alors que je suis la plénitude même…
Comment la plénitude peut-elle se muer en vide, en gouffre béant ?
Moi ?!...
Moi qui englobe le monde d’ici-bas ? Comment disparaîtrais-je ainsi ? Comment pourrais-je être englouti par ce misérable monde ?
Moi ?!...
Moi… un mot chargé d’électricité, comme la lumière par laquelle toute chose est visible, mais qui ne peut être vue. Un mot supérieur à tout autre, au-dessus de toute vérité. Un mot par lequel les vérités sont ce qu’elles sont.
Un mot qui dépasse toute chose, qui me dépasse moi-même, car c’est lui qui me voit et me perçoit.
Un mot diffusant sur toute chose sa radieuse lumière…
Là où m’apparaît le déchirant spectacle d’un homme qui meurt, le Moi est là, en spectateur, dominant la scène, de même qu’il domine la nature avec ses lois et ses phénomènes.
Et ce Moi mourrait ?!...
Moi ?... c’est-à-dire ?...
Qui meurt ?
C’est une partie de moi-même. C’est l’un de ces spectacles qui, par millions, me traversent l’esprit. Et je mourrais moi aussi ? Comment ?
L’interrogation ne tarde à se changer en un atroce désarroi où la logique, prise dans l’engrenage de son autodestruction, se heurte à d’irréductibles aberrations.


D’où l’éternel problème.
L’énigme de la mort.
Une énigme surgissant de l’attitude de la raison lorsque celle-ci, du contact direct avec la mort, tire immédiatement la conclusion de sa propre mort, elle qui élabore, systématise, explique et éclaire toute chose.
Elle revient pourtant à la charge :
Non !...
Ceux qui meurent, ce sont les autres ! L’histoire entière ne dit rien de "ma" mort.
Les objets sont susceptibles de changement et de substitution. Ils naissent, se détériorent et disparaissent.
Ce sont les autres hommes qui meurent. Mais moi ? Ce Moi dont aucun précédent n’annonce la mort ?
Le Moi-sujet est d’une autre matière que tous ces "objets". C’est pourquoi je puis m’en emparer, les saisir, les comprendre. Mais m’emparer de moi-même, me saisir et me comprendre, cela m’est impossible.
Le Moi est hors de portée pour qui que ce soit, y compris pour moi-même. Il échappe aux lois et aux circonstances de la vie.

Tel est bien le cercle vicieux.
Une porte reste ouverte néanmoins, laissant entrer la philosophie et permettant à la réflexion de s’immiscer. Mais cette porte est étroite, très étroite. Elle donne sur des souterrains, pour la plupart sans issue, que la pensée entreprend d’explorer.
Aventure inquiétante, terrifiante ! Captivante pourtant !
Quoi de plus captivant en effet que la vie et le destin ?
D’où venons-nous ?
Où allons-nous ?
Et comment ?


intégralité de la traduction de cet ouvrage : cliquer ICI

"Le shaykh Gom'a", par Mahmoud Taymour

Mahmoud Taymour
Issu d'une famille aisée d'origine turque, intéressée par la littérature et les arts, Mahmoud Taymour (1894-1973) est considéré comme un pionnier, dans l'Égypte moderne, du roman et de la nouvelle.
Il a été membre de l'Académie de la langue arabe et du Conseil supérieur des arts, de la littérature et des sciences sociales.
Auteur de quelque 70 ouvrages (nouvelles, romans, pièces de théâtre, récits de voyage, essais, critique littéraire), il s'inscrit dans une littérature reflétant les traditions, les sentiments et l'environnement égyptiens. Lui-même tire son matériau de la vie urbaine et rurale de son pays.
Dans sa première nouvelle, publiée en 1923 (1925 ?), il traçait le portrait d'un personnage réel qu'il côtoyait régulièrement : le shaykh Gom'a. Il le décrivait avec un accent de sympathie d'où l'ironie, cependant, n'était pas absente. Cinquante années plus tard, il "revient" au shaykh de sa jeunesse. Mais le ton désormais n'est plus le même. La dure expérience de la vie a endigué l'exubérance d'antan. Elle donne aussi aux confidences du sage une allure quelque peu désabusée... Ce sont ces deux portraits du même personnage que l'on trouvera ici.


Le shaykh Gom'a

Je connais le shaykh Gom’a depuis ma tendre enfance, depuis ces jours heureux où je passais mon temps à jouer. La vie alors était facile, libre de tout souci. C’est à cette époque-là que remonte ma connaissance du shaykh Gom’a.
Il est resté le même. Ses traits n'ont pas changé. Toujours la même façon de parler. Il ne contait la légende de Sayyidnâ Sulaymân et de ses aventures avec l'aigle mille fois millénaire. Cette histoire, je l'entends encore maintenant, avec les détails qu'il y mettait et les expressions qu'il employait. Elle me remet en mémoire les beaux jours de mon enfance, époque où tout était simple et pur.
J'ai grandi. Mon intelligence s'est développée. Je commençai à tenir compagnie au shaykh Gom’a par pure distraction. Je prêtais l'oreille à ses histoires légendaires avec un plaisir mêlé de malice, alors qu'autrefois je m'asseyais en face de lui, les yeux rivés sur son visage - ce visage sillonné de rides -, scrutant le paisible mouvement de ses lèvres qui semblaient prononcer des mots magiques. Et puis je ne le rencontrai plus qu'une seule fois à l’année, lorsque je me rendais à la ferme pour y prendre quelque temps de détente. Do longues années passèrent. Tout changea à la surface de la terre. Tout... sauf le shaykh Gom’a ! 


intégralité des deux textes : cliquer ICI








jeudi 15 novembre 2018

"La prière du vendredi", par Loutfî al-Khoulî

"L'être humain... c'est lui le miracle" (Loutfî el-Khoulî)
Loutfî al-Khoulî (1930-1999) : un écrivain égyptien "engagé", connu notamment pour ses positions politiques relatives aux relations avec Israël.
Avocat de formation, il rejoint l'équipe de rédaction d'Al-Ahram en 1963, pour en devenir l’un de ses principaux chroniqueurs.
Il est l'auteur de pièces de théâtre et de scénarios, dont celui du célèbre film "Le Moineau" (1972), réalisé par Youssef Chahine.
De 1965 à 1977, il édite El-Talî'a, un magazine qui propage les points de vue du socialisme.
En 1996-97, il collabore à la création du Mouvement égyptien pour la paix, un groupe prônant le rétablissement de relations normales avec Israël, et ayant reçu le soutien du gouvernement égyptien en 1998. 


Loutfî el-Khoulî

De cet auteur, je vous propose le texte suivant :

La prière du vendredi

Par ordre de l'officier, la Prière du vendredi, qui se tenait chaque semaine dans la cour intérieure, fut interdite aux détenus politiques. Ceux-ci avaient alors pris violemment à partie Aliwa, le shaykh au turban vert et à la voix de stentor. Son visage bouffi en devint écarlate, alors que son zézaiement subit avait provoqué une vague de rires dans les rangs de l'assemblée.
- Dieu vous le revaudra, mes gaillards, déclara le sergent Abd al-Qadir avec un sourire narquois... Par votre faute son Excellence le shaykh a perdu la tête...

Le sergent revoyait en imagination l'événement de la semaine passée alors qu'il s'apprêtait à convoquer pour la Prière tous les prisonniers, à l'exception des détenus politiques.
L'appel, fait à grand renfort d'injures, fut suivi sur-le-champ d'un vacarme de pieds dégringolant les marches de l'escalier métallique de la prison où se bousculaient les prisonniers, revêtus d'une toile de sac bleu pâle, tandis que des mains, pendant avec nonchalance, jouaient avec les grains d'un chapelet fait de noyaux d'olives.
Dès que les premiers furent parvenus à l'esplanade du camp, les soldats se mirent à les aiguillonner de leurs longues gaules, comme font les gardiens d'un troupeau de moutons pour guider ou faire revenir les fuyards qui s'écartent de-ci de-là. Dans un tumulte intense, les prisonniers jetèrent sur le sol les nattes qu'ils portaient, avant de s'asseoir en divers endroits.
- Hé ! toi là-bas ! hurlait le sergent Abd al-Qadir, loue Dieu dans ton cœur et assieds-toi en silence !... 


intégralité du texte : cliquer ICI











mercredi 14 novembre 2018

"Le tavernier", par Yahha Haqqî


Sur Yahya Haqqî, voir la présentation proposée ici

De cet auteur voici un autre texte extrait de son recueil "Bon réveil".

Le tavernier 

La vie au village n'a pas changé. Lorsque vient le soir - qu'il y ait nouvelle lune ou pleine lune - et que les travailleurs ont achevé leur dure besogne, certains pénètrent dans la taverne pour y boire du vin et jouer aux cartes. Ils y mangent une nourriture qu'ils n'apprécieraient pas si elle leur était présentée chez eux : ils feraient à son sujet des reproches à leurs femmes ou l'avaleraient à contrecœur. Mais à la taverne, ils la trouvent appétissante, succulente ; elle anime les conversations et les discussions, les plaisanteries et les rires, une fois les cœurs libérés des soucis et des préoccupations, loin des tracas de la maison et des propos insignifiants, banals et ennuyeux qui s'y tiennent.
Le patron de la taverne a l’œil sur toutes les tables. C'est un homme corpulent, au geste vif ; une tête énorme, petite taille, le visage souriant. Il connaît tout le monde et interpelle chacun par son nom, comme entre amis. Je lui demandai une fois comment il avait choisi ce métier. 



Intégralité de ce texte : cliquer ICI

"Le nain", par Yahya Haqqî

Né au Caire dans le quartier populaire de Sayyada Zaynab, Yahya Haqqî (7 janvier 1905 - 9 décembre 1992) devient, après ses études de droit, diplomate, haut fonctionnaire au ministère de l'Éducation, à la Bibliothèque nationale du Caire, puis rédacteur en chef de la revue “al-Majalla” (1962-1970). 

On lui doit des romans et des nouvelles qui décrivent les contrastes entre l'Orient et l'Occident (La Lampe d'Oum Hashim, 1944), ainsi que les mœurs des milieux populaires égyptiens.
Il est aussi l'auteur d'une autobiographie (Khallîhâ 'alâ Allâh, 1959) et de très nombreux essais critiques.
Dans son chef-d'œuvre “La Lampe d'Oum Hashim” (Qandīl Umm Hashim), Yahya Haqqī découvre tout jeune le peuple, sa misère, sa générosité…
Témoin attentif de la civilisation occidentale et grand admirateur du roman français, il s'intéresse particulièrement aux rapports entre l'Europe et le monde arabo-musulman, thème qu'il n'a cessé d'aborder dans son œuvre, notamment dans “Un Égyptien à Paris” (Haqibah fī yad musāfir), paru en 1969.
Titulaire du prix d'État pour la littérature en 1968, Yahya Haqqî est considéré comme l'un des maîtres des lettres arabes contemporaines.


Le texte que je propose ici est extrait du recueil "Bon réveil".
Quelque part en Égypte... un petit village sans nom, qui ignore jusqu'à la fumée des trains ! La vie s'y déroule paisible, faite de mille riens, semblable à elle-même, jusqu'au moment où l'"oustaz"" fera une apparition remarquée... À l'affût derrière l'arsenal de son art minutieusement mis en place, un sourire bonhomme au coin de la lèvre, l’œil pétillant d'un rien de malice, l'auteur nous croque sur le vif certains personnages de ce petit village, tout en épiant la moindre pulsation de son propre cœur.
*****


Le nain

Je fus interrompu dans mes réflexions par une voix forte et avinée qui provenait du comptoir :

- Une tournée générale de bière ! C'est moi qui paye ! Profitez-en, car l'occasion ne se représentera peut-être pas de si tôt !

Cette générosité d'ivrogne provoqua un sourire dans toute l'assemblée, mais nous continuâmes pour la plupart à parler et à boire, sans prêter attention à l'invitation qui nous était faite.
Nous le connaissions tous. Il nous réservait la même scène une fois tous les deux ou trois mois. Nous savions comment cela commençait et comment cela finissait, immanquablement. Mais les sourires se transformèrent rapidement en hilarité générale. Tous s'étaient retournés vers le comptoir pour observer ce qui se passait : un homme de petite taille - un nain, ou presque !- gesticulait, tirait le patron de la taverne par la manche et se cramponnait à certains clients qui déclinaient son offre - "voyons, vous exagérez !"- mais qui, en fait, avaient bien envie de profiter de l'aubaine en répondant à la générosité de cet homme qui les attirait vers le bar. Cela représentait pour lui un gros effort, mais pas pour eux ! Il leur jurait ses grands dieux qu'ils boiraient et il interpellait l'assistance :

- Si vous refusez, vous ne me reverrez plus parmi vous !

Nous réalisions à ces menaces combien il nous aimait. À ses yeux, une rupture entre nous aurait été la plus grande des calamités, à la fois pour lui et pour nous. Certains autour de lui commencèrent alors à se montrer un peu moins réticents. Ils lui tapaient sur l'épaule :

- Ne vous fâchez pas, voyons ! du calme ! 


intégralité du texte : cliquer ICI

mardi 13 novembre 2018

"Le certificat d'études", par Youssef Idriss

Y. Idriss
Youssef Idriss (1927-1991) : homme de lettres, nouvelliste et dramaturge égyptien.
Ses premières nouvelles datent de l'époque où, encore étudiant en médecine, au Caire, il participe activement aux mouvements d'opposition à l'occupant britannique et au gouvernement en place.

Au début des années 1950, il exerce comme médecin dans un quartier populaire très pauvre du Caire, une expérience de la maladie, de la mort et de la misère humaine qui le marque profondément et qu'il évoque dans ses écrits, "sous une forme réaliste ou métaphorique".
Dans les années 1960, il publie une série d'articles invitant les auteurs à chercher des formes théâtrales originales en s'inspirant du folklore et du patrimoine classique arabe.
L'encyclopédie Larousse résume en ces termes sa place dans la littérature égyptienne : "L'évocation fouillée des sentiments, la qualité de l'analyse psychologique, l'humour et la spontanéité d'une expression usant largement de la langue quotidienne servent une œuvre qui, surtout réaliste, parfois fantastique, s'enracine profondément dans l'Égypte et dans son peuple.

À lire l'étude de 'Abd al-Qâdir al-Qutt, "Youssef Idris : Regards sur l'art d'un nouvelliste", parue dans Égypte/Monde arabe 7  | 1991

Pour évoquer cet auteur, je vous propose une traduction d'un texte extrait du recueil Arkhas Layâlî  ("Les Nuits les moins chères"). 

Le certificat d'études 

À peine eus-je mis le pied dans le train d’Hélouan que mon attention fut attirée par un homme qui était assis à l'arrière du wagon, plongé dans la lecture de son journal. Je restai un instant immobile. Tout ce que je savais sur cet homme me revint soudain en mémoire, comme une pâle et lointaine lumière. Puis, jour après jour, année par année, une tranche de mon passé reprenait progressivement vie en mon esprit. Je revoyais mes longues années d'études à l'école secondaire de Damiette… Damiette ! Je me rappelai les rêves de ma jeunesse qui s'entrechoquaient et se laissaient prendre au jeu de la magie de la ville. Poussé par mes aspirations d'adolescent, je me retrouvais seul dans ce monde étrange qui imprégnait de sa poésie les humains, le silence, la solitude...

Ce passé me ramena au grand bâtiment de l'école, à ses murs penchés, à la grande cour où les enfants jouaient avec des tarbouches dont les houppes étaient réduites à leur plus simple expression.

Je revoyais la petite classe, avec ma place au premier rang. Notre professeur de chimie, al-Hifni Afandi Moustafa, y occupait presque, avec son énorme bedaine, tout ce qui restait de vide. Son cou disparaissait derrière le mur de graisse qui tombait de sa mâchoire et son visage joufflu était sillonné de rides épaisses. Il portait une veste aux couleurs délavées et beaucoup trop petite pour lui. Ses jambes enflées étaient boudinées dans un sarouel qui avait plutôt l'allure d'une immense paire de chaussettes... Entrecoupant ses explications de longs défilés de pets, il parlait lentement jusqu'au moment où, sous le coup d'un subit enthousiasme, il s'enflammait et accélérait le rythme. Puis, tout haletant, il sortait de sa poche un mouchoir chiffonné pour éponger la sueur qui suintait du creux de ses rides.

Le flegme des Damiettois est bien connu. Mais nous ne pouvions pas nous contrôler en présence d'al-Hifni Afandi. Les "anciens" surtout, ceux qui occupaient les derniers bancs de la classe, étaient imbattables pour l'imiter et se moquer de lui lorsqu'il tournait le dos. Ils aspergeaient d'encre son sarouel lorsqu'il passait au milieu des bureaux. Ils accrochaient des queues de papier coloré à sa veste quand il s'apprêtait à quitter la classe et habituellement, la farce n'était découverte qu'au début de la deuxième heure de classe. Al-Hifni Afandi prenait un air sévère, presque policier. Rouge de colère, il ne disait pas un mot. Du coin de l'oeil, il nous épiait, dans un silence de mort. Puis il choisissait n'importe lequel d'entre nous, généralement dans les premiers rangs. Le père de la victime avait droit alors aux malédictions du maître... et le calme revenait.

Et pourtant, al-Hifni Afandi nous traitait comme de grandes personnes. Souvent, il interrompait la leçon et nous confiait ses difficultés. Il habitait seul dans un hôtel ; sa famille était restée au Caire. Il nous parlait du boucher qui l'avait volé en lui vendant cinq cents grammes de viande dont les trois-quarts n'étaient que des os ; du garçon d'hôtel qui, en faisant cuire cette viande, en avait mangé deux grands morceaux ; de cette fois où, au réveil, il ne trouva plus son portefeuille qui avait disparu avec les deux guinehs qu'il contenait.

Il nous parlait de son fils qui courait les filles au Caire et qui, à cause de ses caprices, avait échoué trois fois dans la même année à ses examens ; de sa femme qui s'obstinait à ne pas habiter Damiette et à qui il envoyait la plus grande partie de son salaire au début de chaque mois.

En écoutant ces confidences, nous éclations parfois de rire et, parfois, nous faisions semblant de nous attrister. Mais lui ne partageait aucunement nos réactions. Son visage affichait le dégoût de qui souffre continuellement de coliques.

Cet homme n'était apprécié de personne. Ses élèves le chahutaient. Ses collègues le tournaient en ridicule. Le proviseur lui faisait grise mine ; il l'insultait même quand il croyait devoir lui faire des reproches. Les inspecteurs faisaient sur son compte les pires rapports et ils n'hésitaient pas à l'humilier devant nous en classe.

J'étais du nombre des élèves appliqués, de ceux qui occupaient les premiers rangs et dont les pères étaient régulièrement menacés de malédictions.

Je détestais, au point d'en avoir moi-même des démangeaisons, l'unique gilet qu'il portait été comme hiver. Je détestais son noeud de cravate qu'il rejetait dédaigneusement de côté. Je détestais ses petits doigts potelés lorsqu'il taquinait les plis de son ventre. Je détestais ses dents jaunâtres - il ne fumait pourtant pas ! - et ce chiffon crasseux dont il se servait, en guise de mouchoir, pour se curer les dents en plein milieu de l'équation qu'il nous expliquait. L'opération terminée, il remettait le mouchoir dans sa poche et poursuivait la leçon comme si de rien n'était.

Cependant, nos coeurs d'enfants étaient sensibles à la spontanéité et à la bonté de ce petit homme ventripotent qui marchait en se dandinant, le regard crispé, le tarbouche battant négligemment en retraite. Oui, malgré tout ce que je détestais en lui, je l'aimais bien... ce qui ne m'empêchait pas, soit dit en passant, de me moquer moi aussi de lui ou même - je n'avais pu cette fois-là résister à la tentation - d'accrocher une queue en papier à sa veste.

Je n'oublierai pas ce jour où, en rentrant en classe, al-Hifni Afandi prit de dessous son bras nos copies d'examen. Nous étions debout, tremblants comme des feuilles mortes. Tout ce qui avait trait au moindre examen suffisait pour semer parmi nous la terreur. Notre silence lui laissa le champ libre pour déverser son flot de reproches sur les bons à rien que nous étions. Lorsqu'il eut repris son souffle et qu'il se fut calmé, il prit ma copie et la cita en exemple de bonne réponse. Vraiment, j'en ressentis une joie immense dans tout mon être, semblable à celle que je connus en une autre occasion mémorable : le jour où j'aperçus mon nom sur la liste des succès au certificat d'études primaires.

Al-Hifni Afandi me surnomma alors "l'as de la chimie" et je redoublai d'ardeur dans l'étude de cette matière afin d'honorer mon surnom. Puis notre professeur fut muté dans une autre école et les adieux que nous lui fîmes furent une véritable fête...

Ces quelques souvenirs me traversèrent rapidement l'esprit. Ils avaient ranimé toute une période de mon passé qui, au fil des années, s'était peu à peu éclipsée de ma mémoire.

Lorsque je fus parvenu à l'arrière du compartiment, je pris place face à al-Hifni Afandi. Je lui demandai aussitôt en bégayant s'il se souvenait de moi. Il me dévisagea, de ce même regard crispé et désabusé que je lui connaissais, et ne répondit rien. Je revins à la charge, agençant mes mots du mieux que je pouvais. Je lui rappelai que j'étais entré en troisième A, qu'il nous donnait des cours sur les équations chimiques et la loi des gaz. Je lui parlai de l'éprouvette qui avait explosé... d'al-Rifai, d'al-Daghidi et d'Ahmed Mouslim, les élèves brillants de la classe... Enfin, je crus comprendre qu'il se souvenait... ou du moins qu'il se souvenait d'un petit garçon qui me rassemblait et qui faisait partie de sa classe. Visiblement, il n'était pas très heureux de ce retour au passé qui lui remettait sans doute en mémoire les farces que nous lui faisions, les blâmes du proviseur, les moqueries dont il était l'objet…

J'enchaînai donc sur un autre ton. Je lui dis que les années écoulées n'avaient rien changé à son aspect extérieur, que les devises qu'il nous confiait étaient devenues pour moi de solides points de repère sur le chemin de la vie. Je lui exprimai toute l'estime que j'avais accumulée à son égard, depuis fort longtemps.

Il fut quelque peu surpris mais n'en devint pas pour autant moins avare de ses paroles. Et pourtant, parcimonieusement, il commença à me parler d'homme à homme des écoles dans lesquelles il fut muté, du Ministère qui se souciait peu de sa promotion, de ses collègues qui étaient devenus proviseurs alors que lui-même était resté professeur toute sa vie, de sa femme qui lui gaspillait tout son salaire et qu'il avait finalement répudiée, de son fils qui avait choisi au sortir de l'école la carrière d'acteur de cinéma. Je le questionnai malicieusement sur les élèves d'aujourd'hui. Il ne me répondit pas. Il se contenta de tirer de sa poche son célèbre mouchoir pour se curer les dents. Puis il cracha par la fenêtre.

Je lui rappelai le surnom qu'il m'avait donné et, pour la première fois, il eut un sourire. Je lui racontai donc comment je m'étais présenté à un concours en chimie d'où je sortis premier, comment je m'étais inscrit à la Faculté de médecine... Il m'avait écouté jusque-là avec la plus grande attention. Mais lorsqu'il apprit que j'exerçais la médecine depuis plusieurs années, il éclata de rire en me tapant sur l'épaule :

- Ha, ha ! Elle est bien bonne !

- Tenez, ma carte professionnelle ! Et tout cela, grâce à vous !

Il ne put dissimuler sa confusion. Puis, en battant des mains :

- Tu es devenu docteur en si peu de temps !... Docteur !

- Eh bien oui !. .. Grâce à vous !

Ma réponse était empreinte à la fois de l'enthousiasme de l'enfant que j’étais à Damiette et de la peur que ressent le jeune homme devant son professeur. S'y mêlait en outre l'hésitation du débutant lorsqu'il rencontre l'artiste qui a réussi.

Tout le temps qu'il passa dans notre école, je n'ai jamais vu al-Hifni Afandi heureux. C'est pourquoi je scrutai les traits de son visage pour observer si une expression de bonheur n'allait pas y poindre pour la première fois. Il se mit à se tapoter la cuisse. Puis il retira le journal qui masquait son visage. Ses dents, qui de jaunes étaient devenues noires, exprimaient un large sourire. De temps à autre, il répétait :

- Bravo ! Un de Damiette qui a réussi ! Par Dieu ! C'est merveilleux. Un qui a réussi ! 
Je répliquai que nous avions tous réussi, mais il était ailleurs. Il était sous le coup d'un sentiment intense à travers lequel il éprouvait des sensations inaccoutumées. 
Sans nous en rendre compte, nous étions arrivés à la gare d'al-Maadi. Al-Hifni Afandi me donna une chaleureuse poignée de main en me remerciant de lui avoir tenu compagnie. Mais au fait, pourquoi me remerciait-il ? Je l'accompagnai jusqu'à la porte du wagon et le train repartit. Al-Hifni Afandi me saluait encore de la main tout en marchant, ivre de joie. Un large sourire illuminait son visage et ses yeux pétillaient de bonheur. Il était comme un enfant qui vient de réussir à son certificat d'études.

traduction par Marc Chartier





"La foule", par Youssef al-Sharouni


"La foule" : cette nouvelle est extraite du recueil
Al-Zihâm, qui fut couronné par un Prix National d'Encouragement en 1971.
Son auteur - Youssef al-Sharouni (1924-2017) - était auteur de fictions, critique et traducteur. Bien qu'il ait commencé sa carrière en tant que professeur de français, il s'est révolté contre les vieilles conventions de l'enseignement en raison de son engagement en faveur de la transformation sociale.
En 1942, suite à une conférence au cours de laquelle il avait dit "des choses dangereuses", il a été arrêté et emprisonné sous le prétexte de vouloir renverser le régime, jusqu'à ce que le tribunal autorise sa remise en liberté quelques mois plus tard. 

Sur cet auteur : une notice nécrologique dans al-Ahram.
Youssef al-Sharouni

La foule

Je suis un être comprimé. Auparavant, j'étais gras - il y a de cela un tiers de siècle, lorsque j'étais à l'âge de l'adolescence. C'est ainsi qu'était feu mon père - qu'il repose en paix ! Ma mère aussi conserva son volumineux embonpoint jusqu'à la fin de ses jours. Ils vécurent en effet le meilleur de leur vie à la campagne, là où le grand air et l'espace sont suffisants pour tous, gros et maigres. Quant à moi, dans le brouhaha et la cohue de la ville, j'ai été contraint de me libérer de mon obésité pour faire place aux autres et me trouver à moi-même, au milieu d'eux, l'espace nécessaire pour respirer.
Il y avait vingt minutes que j'étais planté là à attendre à l'arrêt de l'autobus, essayant de monter pour aller prendre mon tour - je suis en effet receveur dans la Compagnie des Transports Urbains - et il ne restait plus que vingt autres minutes avant l'heure à laquelle je devais prendre mon travail.
Un autobus passa, mais il brûla la station. Il avait son indigestion de passagers et ne pouvait plus en ingurgiter un seul autre. Un autre arriva ; il s'arrêta cette fois-ci. Ceux qui voulaient descendre se bousculèrent avec ceux qui essayèrent de monter, chacun s'accrochant à sa position de combat sans battre en retraite... Finalement, l'autobus dégorgea une certaine quantité de bras et de jambes et en absorba une autre. Je tentai de me fendre un chemin au cœur de la bataille des "montants" et des "descendants"; mais à peine eus-je trouvé une place pour la pointe de mon pied droit que l'autobus démarra et je chancelai en arrière tout en luttant pour ne pas perdre complètement l'équilibre.
Peine perdue ! Je reçus un choc violent dans la poitrine, et vlan ! me voilà sur le plancher. Je me relevai, époussetant la poussière de mes habits.
Je me présente : Fathî Abd al-Rasûl ; receveur d'autobus et poète ; du village de Kôm Gurâb, district d'al-Wastâ, province de Beni Souef. C'est là que j'ai passé mon enfance, au milieu des champs immenses et d'horizons étendus à perte de vue. Mon père prenait part aux séances de dhikr du shayh Sha'rânî ; il balançait sa corpulente bedaine de droite et de gauche, et moi je l'observais, pris de joie et de terreur, tout en essayant de l'imiter. Je me rappelle encore - moments qui passaient comme en un clin d’œil - les soirées durant lesquelles il lisait, à la lueur vacillante d'une chandelle, l'histoire d'al-Sayyid al-Badawî ou les invocations de notre shaykh al-Matwallî. On le proposait pour la succession du shaykh Sha'rânî. Il était aimé de tous. Les gens lui baisaient les mains avec vénération et ils se penchaient vers moi pour m'embrasser, à la fois amusés et pleins de tendresse.
J'ai peur de la foule ; elle m'effraie. J'en ai peur depuis le jour où mon père me prit pour l'accompagner au mawlid de Sîdî Ahmad al-Nûtî. Il s'associa à l'un des cercles de dhikr qu'il dirigeait, tant et si bien qu'il m'oublia complètement. Je souhaitais, quant à moi, faire un tour de balançoire. Je me tins, pantois d'admiration, devant un cheval de sucre monté par un jeune cavalier qui devait avoir mon âge. Puis passa le marchand de chapeaux en papier ; je le suivis un instant, jusqu'à ce que je me rende compte soudain que j'étais perdu au milieu de la foule. Je me mis à courir, anxieux, vers les cercles de dhikr disséminés çà et là dans le mawlid. Tous les hommes ressemblaient a mon père, mais point de père parmi eux ! J'éclatai en sanglots, alors que je courais, heurtant les gens, essayant de me faufiler à travers tout ce monde, sous le coup de l'effroi et de la panique. Si j'étais avec lui dans les champs, je le verrais à une distance plus grande que l'étendue de ce mawlid

Ce jour-là, ce fut quelqu'un de notre village qui me sauva. Je l'entendis dire : "Le fils d'Abdal-Rasûl en pleurs ! Qu'as-tu mon enfant ?" Puis il me conduisit à mon père. C'est depuis lors que j'ai une peur horrible de la foule.
Lorsque mon père quitta la campagne, à la recherche d'un gagne-pain dans la grande ville, j'étais à l'âge de l'adolescence. Sur mon ventre commençaient à poindre les premiers symptômes d'une corpulence héréditaire. Ma voix de même se mit à muer alors que j'allais à l'école pour y apprendre à feuilleter les livres que mon père lisait : Fragrance du parfum à la louange de l'intercesseur bien aimé... Guide du voyageur vers la Resplendissante Lumière... Les beaux premiers-nés en l'honneur du Seigneur des Mondes. Je fus tout particulièrement fasciné par les histoires qui se trouvaient dans le livre Jardins d’arômes sur les récits de saints.        

Je fus ébahi par la grande ville, avec son ampleur et une cohue telle qu'un millier de mawlids semblaient s'y être réunis, d'un seul coup. Il était évident que nous étions arrivés trop tard, car il n'y avait plus de place pour un surplus d'habitants. Lorsque je vis les immeubles, avec leur stature élancée et le nombre de leurs étages, je me demandai avec étonnement comment les maisons pouvaient bien s'entasser les unes sur les autres et j'avais peur constamment qu'elles ne s'écroulent sur leurs habitants sous le poids qu'elles portaient. Pour la première fois, je vis les trains et les autobus bondés et encombrant les rues de la ville. Tous, hommes et femmes, vieillards, enfants et jeunes gens, semblaient se hâter vers quelque but, pareils à un troupeau de moutons qui se bousculent sur le chemin du retour, chez nous au village, à l'heure du couchant ; chacun se ruait dans la mêlée, pour s'y frayer un chemin... isolé, seul au milieu de la foule. Je fus assailli d'une profonde détresse, plus profonde encore que celle qui m'envahit le jour où je me perdis au mawlid. Si par hasard je m'égarais ici et me mettais à pleurer, je ne trouverais personne pour me dire: "Qu'as-tu mon enfant ?" Ici, vous ne connaissez personne et personne ne vous connaît.

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