mardi 13 novembre 2018

"Le certificat d'études", par Youssef Idriss

Y. Idriss
Youssef Idriss (1927-1991) : homme de lettres, nouvelliste et dramaturge égyptien.
Ses premières nouvelles datent de l'époque où, encore étudiant en médecine, au Caire, il participe activement aux mouvements d'opposition à l'occupant britannique et au gouvernement en place.

Au début des années 1950, il exerce comme médecin dans un quartier populaire très pauvre du Caire, une expérience de la maladie, de la mort et de la misère humaine qui le marque profondément et qu'il évoque dans ses écrits, "sous une forme réaliste ou métaphorique".
Dans les années 1960, il publie une série d'articles invitant les auteurs à chercher des formes théâtrales originales en s'inspirant du folklore et du patrimoine classique arabe.
L'encyclopédie Larousse résume en ces termes sa place dans la littérature égyptienne : "L'évocation fouillée des sentiments, la qualité de l'analyse psychologique, l'humour et la spontanéité d'une expression usant largement de la langue quotidienne servent une œuvre qui, surtout réaliste, parfois fantastique, s'enracine profondément dans l'Égypte et dans son peuple.

À lire l'étude de 'Abd al-Qâdir al-Qutt, "Youssef Idris : Regards sur l'art d'un nouvelliste", parue dans Égypte/Monde arabe 7  | 1991

Pour évoquer cet auteur, je vous propose une traduction d'un texte extrait du recueil Arkhas Layâlî  ("Les Nuits les moins chères"). 

Le certificat d'études 

À peine eus-je mis le pied dans le train d’Hélouan que mon attention fut attirée par un homme qui était assis à l'arrière du wagon, plongé dans la lecture de son journal. Je restai un instant immobile. Tout ce que je savais sur cet homme me revint soudain en mémoire, comme une pâle et lointaine lumière. Puis, jour après jour, année par année, une tranche de mon passé reprenait progressivement vie en mon esprit. Je revoyais mes longues années d'études à l'école secondaire de Damiette… Damiette ! Je me rappelai les rêves de ma jeunesse qui s'entrechoquaient et se laissaient prendre au jeu de la magie de la ville. Poussé par mes aspirations d'adolescent, je me retrouvais seul dans ce monde étrange qui imprégnait de sa poésie les humains, le silence, la solitude...

Ce passé me ramena au grand bâtiment de l'école, à ses murs penchés, à la grande cour où les enfants jouaient avec des tarbouches dont les houppes étaient réduites à leur plus simple expression.

Je revoyais la petite classe, avec ma place au premier rang. Notre professeur de chimie, al-Hifni Afandi Moustafa, y occupait presque, avec son énorme bedaine, tout ce qui restait de vide. Son cou disparaissait derrière le mur de graisse qui tombait de sa mâchoire et son visage joufflu était sillonné de rides épaisses. Il portait une veste aux couleurs délavées et beaucoup trop petite pour lui. Ses jambes enflées étaient boudinées dans un sarouel qui avait plutôt l'allure d'une immense paire de chaussettes... Entrecoupant ses explications de longs défilés de pets, il parlait lentement jusqu'au moment où, sous le coup d'un subit enthousiasme, il s'enflammait et accélérait le rythme. Puis, tout haletant, il sortait de sa poche un mouchoir chiffonné pour éponger la sueur qui suintait du creux de ses rides.

Le flegme des Damiettois est bien connu. Mais nous ne pouvions pas nous contrôler en présence d'al-Hifni Afandi. Les "anciens" surtout, ceux qui occupaient les derniers bancs de la classe, étaient imbattables pour l'imiter et se moquer de lui lorsqu'il tournait le dos. Ils aspergeaient d'encre son sarouel lorsqu'il passait au milieu des bureaux. Ils accrochaient des queues de papier coloré à sa veste quand il s'apprêtait à quitter la classe et habituellement, la farce n'était découverte qu'au début de la deuxième heure de classe. Al-Hifni Afandi prenait un air sévère, presque policier. Rouge de colère, il ne disait pas un mot. Du coin de l'oeil, il nous épiait, dans un silence de mort. Puis il choisissait n'importe lequel d'entre nous, généralement dans les premiers rangs. Le père de la victime avait droit alors aux malédictions du maître... et le calme revenait.

Et pourtant, al-Hifni Afandi nous traitait comme de grandes personnes. Souvent, il interrompait la leçon et nous confiait ses difficultés. Il habitait seul dans un hôtel ; sa famille était restée au Caire. Il nous parlait du boucher qui l'avait volé en lui vendant cinq cents grammes de viande dont les trois-quarts n'étaient que des os ; du garçon d'hôtel qui, en faisant cuire cette viande, en avait mangé deux grands morceaux ; de cette fois où, au réveil, il ne trouva plus son portefeuille qui avait disparu avec les deux guinehs qu'il contenait.

Il nous parlait de son fils qui courait les filles au Caire et qui, à cause de ses caprices, avait échoué trois fois dans la même année à ses examens ; de sa femme qui s'obstinait à ne pas habiter Damiette et à qui il envoyait la plus grande partie de son salaire au début de chaque mois.

En écoutant ces confidences, nous éclations parfois de rire et, parfois, nous faisions semblant de nous attrister. Mais lui ne partageait aucunement nos réactions. Son visage affichait le dégoût de qui souffre continuellement de coliques.

Cet homme n'était apprécié de personne. Ses élèves le chahutaient. Ses collègues le tournaient en ridicule. Le proviseur lui faisait grise mine ; il l'insultait même quand il croyait devoir lui faire des reproches. Les inspecteurs faisaient sur son compte les pires rapports et ils n'hésitaient pas à l'humilier devant nous en classe.

J'étais du nombre des élèves appliqués, de ceux qui occupaient les premiers rangs et dont les pères étaient régulièrement menacés de malédictions.

Je détestais, au point d'en avoir moi-même des démangeaisons, l'unique gilet qu'il portait été comme hiver. Je détestais son noeud de cravate qu'il rejetait dédaigneusement de côté. Je détestais ses petits doigts potelés lorsqu'il taquinait les plis de son ventre. Je détestais ses dents jaunâtres - il ne fumait pourtant pas ! - et ce chiffon crasseux dont il se servait, en guise de mouchoir, pour se curer les dents en plein milieu de l'équation qu'il nous expliquait. L'opération terminée, il remettait le mouchoir dans sa poche et poursuivait la leçon comme si de rien n'était.

Cependant, nos coeurs d'enfants étaient sensibles à la spontanéité et à la bonté de ce petit homme ventripotent qui marchait en se dandinant, le regard crispé, le tarbouche battant négligemment en retraite. Oui, malgré tout ce que je détestais en lui, je l'aimais bien... ce qui ne m'empêchait pas, soit dit en passant, de me moquer moi aussi de lui ou même - je n'avais pu cette fois-là résister à la tentation - d'accrocher une queue en papier à sa veste.

Je n'oublierai pas ce jour où, en rentrant en classe, al-Hifni Afandi prit de dessous son bras nos copies d'examen. Nous étions debout, tremblants comme des feuilles mortes. Tout ce qui avait trait au moindre examen suffisait pour semer parmi nous la terreur. Notre silence lui laissa le champ libre pour déverser son flot de reproches sur les bons à rien que nous étions. Lorsqu'il eut repris son souffle et qu'il se fut calmé, il prit ma copie et la cita en exemple de bonne réponse. Vraiment, j'en ressentis une joie immense dans tout mon être, semblable à celle que je connus en une autre occasion mémorable : le jour où j'aperçus mon nom sur la liste des succès au certificat d'études primaires.

Al-Hifni Afandi me surnomma alors "l'as de la chimie" et je redoublai d'ardeur dans l'étude de cette matière afin d'honorer mon surnom. Puis notre professeur fut muté dans une autre école et les adieux que nous lui fîmes furent une véritable fête...

Ces quelques souvenirs me traversèrent rapidement l'esprit. Ils avaient ranimé toute une période de mon passé qui, au fil des années, s'était peu à peu éclipsée de ma mémoire.

Lorsque je fus parvenu à l'arrière du compartiment, je pris place face à al-Hifni Afandi. Je lui demandai aussitôt en bégayant s'il se souvenait de moi. Il me dévisagea, de ce même regard crispé et désabusé que je lui connaissais, et ne répondit rien. Je revins à la charge, agençant mes mots du mieux que je pouvais. Je lui rappelai que j'étais entré en troisième A, qu'il nous donnait des cours sur les équations chimiques et la loi des gaz. Je lui parlai de l'éprouvette qui avait explosé... d'al-Rifai, d'al-Daghidi et d'Ahmed Mouslim, les élèves brillants de la classe... Enfin, je crus comprendre qu'il se souvenait... ou du moins qu'il se souvenait d'un petit garçon qui me rassemblait et qui faisait partie de sa classe. Visiblement, il n'était pas très heureux de ce retour au passé qui lui remettait sans doute en mémoire les farces que nous lui faisions, les blâmes du proviseur, les moqueries dont il était l'objet…

J'enchaînai donc sur un autre ton. Je lui dis que les années écoulées n'avaient rien changé à son aspect extérieur, que les devises qu'il nous confiait étaient devenues pour moi de solides points de repère sur le chemin de la vie. Je lui exprimai toute l'estime que j'avais accumulée à son égard, depuis fort longtemps.

Il fut quelque peu surpris mais n'en devint pas pour autant moins avare de ses paroles. Et pourtant, parcimonieusement, il commença à me parler d'homme à homme des écoles dans lesquelles il fut muté, du Ministère qui se souciait peu de sa promotion, de ses collègues qui étaient devenus proviseurs alors que lui-même était resté professeur toute sa vie, de sa femme qui lui gaspillait tout son salaire et qu'il avait finalement répudiée, de son fils qui avait choisi au sortir de l'école la carrière d'acteur de cinéma. Je le questionnai malicieusement sur les élèves d'aujourd'hui. Il ne me répondit pas. Il se contenta de tirer de sa poche son célèbre mouchoir pour se curer les dents. Puis il cracha par la fenêtre.

Je lui rappelai le surnom qu'il m'avait donné et, pour la première fois, il eut un sourire. Je lui racontai donc comment je m'étais présenté à un concours en chimie d'où je sortis premier, comment je m'étais inscrit à la Faculté de médecine... Il m'avait écouté jusque-là avec la plus grande attention. Mais lorsqu'il apprit que j'exerçais la médecine depuis plusieurs années, il éclata de rire en me tapant sur l'épaule :

- Ha, ha ! Elle est bien bonne !

- Tenez, ma carte professionnelle ! Et tout cela, grâce à vous !

Il ne put dissimuler sa confusion. Puis, en battant des mains :

- Tu es devenu docteur en si peu de temps !... Docteur !

- Eh bien oui !. .. Grâce à vous !

Ma réponse était empreinte à la fois de l'enthousiasme de l'enfant que j’étais à Damiette et de la peur que ressent le jeune homme devant son professeur. S'y mêlait en outre l'hésitation du débutant lorsqu'il rencontre l'artiste qui a réussi.

Tout le temps qu'il passa dans notre école, je n'ai jamais vu al-Hifni Afandi heureux. C'est pourquoi je scrutai les traits de son visage pour observer si une expression de bonheur n'allait pas y poindre pour la première fois. Il se mit à se tapoter la cuisse. Puis il retira le journal qui masquait son visage. Ses dents, qui de jaunes étaient devenues noires, exprimaient un large sourire. De temps à autre, il répétait :

- Bravo ! Un de Damiette qui a réussi ! Par Dieu ! C'est merveilleux. Un qui a réussi ! 
Je répliquai que nous avions tous réussi, mais il était ailleurs. Il était sous le coup d'un sentiment intense à travers lequel il éprouvait des sensations inaccoutumées. 
Sans nous en rendre compte, nous étions arrivés à la gare d'al-Maadi. Al-Hifni Afandi me donna une chaleureuse poignée de main en me remerciant de lui avoir tenu compagnie. Mais au fait, pourquoi me remerciait-il ? Je l'accompagnai jusqu'à la porte du wagon et le train repartit. Al-Hifni Afandi me saluait encore de la main tout en marchant, ivre de joie. Un large sourire illuminait son visage et ses yeux pétillaient de bonheur. Il était comme un enfant qui vient de réussir à son certificat d'études.

traduction par Marc Chartier





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