"La foule" : cette nouvelle est extraite du recueil Al-Zihâm, qui fut couronné par un Prix National d'Encouragement en 1971.
Son auteur - Youssef al-Sharouni (1924-2017) - était auteur de fictions, critique et traducteur. Bien qu'il ait commencé sa carrière en tant que professeur de français, il s'est révolté contre les vieilles conventions de l'enseignement en raison de son engagement en faveur de la transformation sociale.
En 1942, suite à une conférence au cours de laquelle il avait dit "des choses dangereuses", il a été arrêté et emprisonné sous le prétexte de vouloir renverser le régime, jusqu'à ce que le tribunal autorise sa remise en liberté quelques mois plus tard.
Sur cet auteur : une notice nécrologique dans al-Ahram.
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Youssef al-Sharouni |
Je suis un être comprimé. Auparavant, j'étais gras - il y a de cela un tiers de siècle, lorsque j'étais à l'âge de l'adolescence. C'est ainsi qu'était feu mon père - qu'il repose en paix ! Ma mère aussi conserva son volumineux embonpoint jusqu'à la fin de ses jours. Ils vécurent en effet le meilleur de leur vie à la campagne, là où le grand air et l'espace sont suffisants pour tous, gros et maigres. Quant à moi, dans le brouhaha et la cohue de la ville, j'ai été contraint de me libérer de mon obésité pour faire place aux autres et me trouver à moi-même, au milieu d'eux, l'espace nécessaire pour respirer.
Il y avait vingt minutes que j'étais planté là à attendre à l'arrêt de l'autobus, essayant de monter pour aller prendre mon tour - je suis en effet receveur dans la Compagnie des Transports Urbains - et il ne restait plus que vingt autres minutes avant l'heure à laquelle je devais prendre mon travail.
Un autobus passa, mais il brûla la station. Il avait son indigestion de passagers et ne pouvait plus en ingurgiter un seul autre. Un autre arriva ; il s'arrêta cette fois-ci. Ceux qui voulaient descendre se bousculèrent avec ceux qui essayèrent de monter, chacun s'accrochant à sa position de combat sans battre en retraite... Finalement, l'autobus dégorgea une certaine quantité de bras et de jambes et en absorba une autre. Je tentai de me fendre un chemin au cœur de la bataille des "montants" et des "descendants"; mais à peine eus-je trouvé une place pour la pointe de mon pied droit que l'autobus démarra et je chancelai en arrière tout en luttant pour ne pas perdre complètement l'équilibre.
Peine perdue ! Je reçus un choc violent dans la poitrine, et vlan ! me voilà sur le plancher. Je me relevai, époussetant la poussière de mes habits.
Je me présente : Fathî Abd al-Rasûl ; receveur d'autobus et poète ; du village de Kôm Gurâb, district d'al-Wastâ, province de Beni Souef. C'est là que j'ai passé mon enfance, au milieu des champs immenses et d'horizons étendus à perte de vue. Mon père prenait part aux séances de dhikr du shayh Sha'rânî ; il balançait sa corpulente bedaine de droite et de gauche, et moi je l'observais, pris de joie et de terreur, tout en essayant de l'imiter. Je me rappelle encore - moments qui passaient comme en un clin d’œil - les soirées durant lesquelles il lisait, à la lueur vacillante d'une chandelle, l'histoire d'al-Sayyid al-Badawî ou les invocations de notre shaykh al-Matwallî. On le proposait pour la succession du shaykh Sha'rânî. Il était aimé de tous. Les gens lui baisaient les mains avec vénération et ils se penchaient vers moi pour m'embrasser, à la fois amusés et pleins de tendresse.
J'ai peur de la foule ; elle m'effraie. J'en ai peur depuis le jour où mon père me prit pour l'accompagner au mawlid de Sîdî Ahmad al-Nûtî. Il s'associa à l'un des cercles de dhikr qu'il dirigeait, tant et si bien qu'il m'oublia complètement. Je souhaitais, quant à moi, faire un tour de balançoire. Je me tins, pantois d'admiration, devant un cheval de sucre monté par un jeune cavalier qui devait avoir mon âge. Puis passa le marchand de chapeaux en papier ; je le suivis un instant, jusqu'à ce que je me rende compte soudain que j'étais perdu au milieu de la foule. Je me mis à courir, anxieux, vers les cercles de dhikr disséminés çà et là dans le mawlid. Tous les hommes ressemblaient a mon père, mais point de père parmi eux ! J'éclatai en sanglots, alors que je courais, heurtant les gens, essayant de me faufiler à travers tout ce monde, sous le coup de l'effroi et de la panique. Si j'étais avec lui dans les champs, je le verrais à une distance plus grande que l'étendue de ce mawlid !
Ce jour-là, ce fut quelqu'un de notre village qui me sauva. Je l'entendis dire : "Le fils d'Abdal-Rasûl en pleurs ! Qu'as-tu mon enfant ?" Puis il me conduisit à mon père. C'est depuis lors que j'ai une peur horrible de la foule.
Lorsque mon père quitta la campagne, à la recherche d'un gagne-pain dans la grande ville, j'étais à l'âge de l'adolescence. Sur mon ventre commençaient à poindre les premiers symptômes d'une corpulence héréditaire. Ma voix de même se mit à muer alors que j'allais à l'école pour y apprendre à feuilleter les livres que mon père lisait : Fragrance du parfum à la louange de l'intercesseur bien aimé... Guide du voyageur vers la Resplendissante Lumière... Les beaux premiers-nés en l'honneur du Seigneur des Mondes. Je fus tout particulièrement fasciné par les histoires qui se trouvaient dans le livre Jardins d’arômes sur les récits de saints.
Je fus ébahi par la grande ville, avec son ampleur et une cohue telle qu'un millier de mawlids semblaient s'y être réunis, d'un seul coup. Il était évident que nous étions arrivés trop tard, car il n'y avait plus de place pour un surplus d'habitants. Lorsque je vis les immeubles, avec leur stature élancée et le nombre de leurs étages, je me demandai avec étonnement comment les maisons pouvaient bien s'entasser les unes sur les autres et j'avais peur constamment qu'elles ne s'écroulent sur leurs habitants sous le poids qu'elles portaient. Pour la première fois, je vis les trains et les autobus bondés et encombrant les rues de la ville. Tous, hommes et femmes, vieillards, enfants et jeunes gens, semblaient se hâter vers quelque but, pareils à un troupeau de moutons qui se bousculent sur le chemin du retour, chez nous au village, à l'heure du couchant ; chacun se ruait dans la mêlée, pour s'y frayer un chemin... isolé, seul au milieu de la foule. Je fus assailli d'une profonde détresse, plus profonde encore que celle qui m'envahit le jour où je me perdis au mawlid. Si par hasard je m'égarais ici et me mettais à pleurer, je ne trouverais personne pour me dire: "Qu'as-tu mon enfant ?" Ici, vous ne connaissez personne et personne ne vous connaît.
Le texte intégral de cette traduction : cliquer ICI
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