vendredi 16 novembre 2018

"L'énigme de la mort", par Moustafa Mahmoud


"L’énigme de la mort"

L’ÉNIGME

Chacun de nous porte son cadavre sur les épaules
Rien de plus étrange que la mort…
Il est bien étrange, certes, que ce qui est devienne… néant !
Les habits de deuil, la tente de réception, la musique, les porteurs d’encens, les valets aux accoutrements théâtraux…
Et nous… comme si nous assistions à une représentation. Nous n’y croyons pas.
Personne ne donne l’impression d’y croire. Même ceux qui se sont associés au cortège funèbre ne pensent à rien, sinon à suivre.
Les enfants du défunt songent uniquement à l’héritage.
Les employés des pompes funèbres, à leur paye.
Les lecteurs du Coran, à leur rémunération.
Chacun ne paraît inquiet que de son temps, de sa santé, de son argent.
Chacun a un but vers lequel il s’empresse, par crainte de le manquer. Mais il ne s’agit jamais de la mort.
Malgré toute cette émouvante mise en scène, l’inquiétude manifestée face à la mort n’est, somme toute, qu’une inquiétude pour la vie.
Personne ne semble croire à la mort ni s’en soucier… même celui qui porte le cercueil sur ses épaules. Le bois lui meurtrit le dos, mais il a l’esprit ailleurs. Il pense au moment à venir : comment le vivra-t-il ?
La mort ne concerne personne. Alors que la vie, elle, concerne tout le monde.
Plaisanterie que tout cela ? Mais alors, qui meurt ? Le mort ? Même celui-là, dira-t-on, nul ne sait ce qu’il adviendra de lui.
Montre en main, l’enterrement ne dure que quelques minutes. Le temps d’un arrêt de la circulation pour que le cortège parcoure la rue. Une pause durant laquelle les voitures s’entassent des deux côtés de la chaussée. Chaque conducteur fait retentir son klaxon. Son impatience montre une fois de plus qu’il est pressé d’arriver à destination et qu’il ne comprend pas cette réalité qu’on appelle… la mort !

Qu’est-ce que la mort ? En quoi consiste-t-elle exactement ?
Et pourquoi passe-t-elle toujours inaperçue de nous, même lorsque nous lui faisons face ?
La mort, en vérité, est vie.
Elle n’arrive pas à l’improviste.
À chaque instant, pour vivants que nous soyons, elle survient au-dedans de nous. Chaque goutte de salive, chaque larme, chaque perle de sueur contient des cellules mortes. Nous les éliminons dans un adieu sans cérémonie.
Les globules rouges naissent, vivent et meurent par millions dans notre sang, à notre insu. Et de même des globules blancs. Les cellules de chair et de graisse, celles du foie et des intestins, toutes sont de courte durée. Elles naissent et meurent, remplacées par d’autres qui mourront elles aussi. Et ainsi de suite… Leurs cadavres sont ensevelis dans les glandes ou bien éliminés par excrétion, dans le calme et le silence, et nous ne ressentons rien de ce qui s’est passé.
À chaque respiration, l’oxygène pénètre, tel du gaz butane, dans le fourneau du foie. Il y brûle une certaine quantité de chair, produisant la chaleur nécessaire pour cuire une nouvelle quantité de chair que nous ajoutons à notre masse corporelle.
Cette chaleur est la vie.
Mais elle est aussi combustion. Elle est indissociable de la mort. La destruction est inhérente à sa nature.
Chacun de nous ressemble à un cercueil marchant sur deux jambes.
Comment prétendre alors que la mort vient nous surprendre ?
Chacun de nous porte en permanence son cadavre sur les épaules.

Les pensées naissent, éclosent et s’épanouissent dans notre tête. Puis elles s’étiolent et tombent… Les sentiments s’allument et s’enflamment dans notre cœur. Puis ils se refroidissent… Notre personnalité brise son cocon progressivement, dans une mutation continue d’une forme à l’autre. Spirituellement, moralement et physiquement, nous mourons à chaque instant.
Il serait pourtant plus exact de dire que nous "vivons", physiquement, moralement et spirituellement. Car il n’existe pas la moindre différence entre la mort et la vie. La vie est l’œuvre de la mort.
Les feuilles poussent aux branches de l’arbre. Elles se flétrissent, meurent et tombent. D’autres poussent à leur place. Puis d’autres encore… L’arbre est dans cette constante activité.
Le présent est aussi le cadavre du passé, indissociablement.
Me mouvoir, c’est être à la fois présent à un endroit et absent d’un autre. Ainsi seulement je progresse et me déplace, les choses progressant avec moi.
La vie n’est pas dans un état d’équilibre. Elle est tension-distension, lutte entre deux contraires. Elle est un essai sans cesse répété, sans cesse infructueux, de conciliation entre ces contraires, dans un ensemble de constructions fragiles qui ont besoin elles-mêmes d’être conciliées entre elles… Essai qui se répète une fois, une nouvelle fois, de nombreuses fois, indéfiniment, sans jamais réussir, sans jamais parvenir à un quelconque état de stabilité.
La vie n’est pas dans l’équilibre mort-vie. Elle est faite de l’affrontement et de la lutte entre ces deux éléments. Tantôt l’un prend le dessus, tantôt l’autre…
La vie est un état critique. Elle est tension.
Nous goûtons à la mort à chaque instant. Nous la vivons… Cela ne nous trouble pas, au contraire ! Par cette mort qui est en nous, nous sentons que nous existons. Nous nous conquérons nous-mêmes. Nous nous saisissons de notre être et nous en jouissons.
Cela ne nous suffit pas. Nous nous lançons dans un autre combat avec notre société. Nous pénétrons dans une mort et une vie d’un autre ordre, sur un plan plus large, là où s’affrontent des sociétés, des systèmes, de grands ensembles humains.
À travers ce combat de plus grande envergure, nous prenons progressivement conscience de ce que nous sommes : non seulement des êtres liés à une multitude de cellules qui naissent et meurent dans notre corps individuel, mais encore des êtres tributaires de groupes humains qui naissent et meurent dans le corps de l’entière société.

En nous, la mort survient à des niveaux supérieurs.
La mort est donc un événement persistant et tenace… un événement qui frappe l’homme en pleine vigueur et les sociétés dans leur prime jeunesse.
Elle fait partie de la trame de l’être humain. Elle est dans son corps, en la moindre pulsation de son cœur, aussi exubérant de santé soit-il.
La vie jaillit de la mort. C’est par elle qu’elle prend la forme que nous ressentons et vivons, car ce que nous ressentons et vivons est l’effet de deux forces conjuguées – l’être et le néant – qui agissent tour à tour sur l’être humain dans un va-et-vient de tension-distension.

Comment expliquer alors la stupéfaction qui nous frappe lorsque l’un d’entre nous vient à mourir ? Pourquoi cette nouvelle nous semble-t-elle étrange, absurde, incroyable ? Pourquoi restons-nous interdits devant l’événement, avec le sentiment d’être trompés par nos yeux, nos sens, notre raison ?
Ensuite, après avoir détourné notre regard et chassé de notre esprit tout ce dont nous avons été témoins, nous allons notre chemin. Nous n’avons accompli, pensons-nous, que notre devoir. Une politesse, une simple formalité. C’est chose faite et nous en sommes quittes.

Pourquoi ne prenons-nous pas au sérieux cet événement ?
Pourquoi trembler de frayeur lorsque nous y pensons ? Pourquoi cette consternation lorsque nous admettons ce qui s’est passé ? Pourquoi notre vie est-elle toute bouleversée lorsque nous tenons compte de l’événement et que nous le prenons en considération ?
En fait, il s’agit là de la seule fois où nous sommes témoins directs de la mort. La mort qui survient à l’intérieur de nous-mêmes, nous ne la voyons pas. Nous ne voyons pas les globules sanguins au moment de leur naissance et de leur mort, ni les cellules lorsqu’elles disparaissent, ni la lutte à mort entre les microbes et notre organisme.
Les cellules de notre corps sont invisibles au moment où elles périssent. Tout ce qui se passe en nous se déroule dans les ténèbres… Pendant ce temps, nous dormons sur nos deux oreilles ; notre cœur bat de manière rythmée ; notre respiration se poursuit, régulière et calme.
La mort s’infiltre à pas de voleur sous le manteau de la nuit. Elle passe sur nos têtes, blanchissant un à un tous nos cheveux, sans que nous nous en rendions compte. Elle rampe, empruntant le sillage de la vie.
L’arbre perd ses feuilles, l’une après l’autre. Mais il reste droit, toujours vert apparemment, toujours en pleine vigueur… jusqu’au moment où la bourrasque fait rage. Elle le déracine et l’abat en travers du chemin. Alors seulement apparaît son aspect lamentable et pitoyable, avec ses branches desséchées et nues, ses racines pourries, ses feuilles jaunies. C’en est fini ! Ce n’est plus un arbre, mais autre chose. L’arbre est devenu du bois.
Voilà ce qui se passe lorsque, sous nos yeux, un homme tombe raide mort. Ce n’est plus un homme, apparemment… Un accident étrange, à ce qu’il nous semble, survenu à l’improviste, sans crier gare… Soudainement, l’homme n’a plus le moindre souffle de vie.

Et la raison de commencer à questionner :
Disparaîtrai-je moi aussi subitement, totalement, comme cet homme ?
Et comment, alors que je ne ressens absolument rien en moi qui laisse présager une telle fin ?
Comment cela peut-il arriver, alors que le désir bouillonne en moi, que je suis débordant de volonté ? Que dis-je ! Alors que je suis la plénitude même…
Comment la plénitude peut-elle se muer en vide, en gouffre béant ?
Moi ?!...
Moi qui englobe le monde d’ici-bas ? Comment disparaîtrais-je ainsi ? Comment pourrais-je être englouti par ce misérable monde ?
Moi ?!...
Moi… un mot chargé d’électricité, comme la lumière par laquelle toute chose est visible, mais qui ne peut être vue. Un mot supérieur à tout autre, au-dessus de toute vérité. Un mot par lequel les vérités sont ce qu’elles sont.
Un mot qui dépasse toute chose, qui me dépasse moi-même, car c’est lui qui me voit et me perçoit.
Un mot diffusant sur toute chose sa radieuse lumière…
Là où m’apparaît le déchirant spectacle d’un homme qui meurt, le Moi est là, en spectateur, dominant la scène, de même qu’il domine la nature avec ses lois et ses phénomènes.
Et ce Moi mourrait ?!...
Moi ?... c’est-à-dire ?...
Qui meurt ?
C’est une partie de moi-même. C’est l’un de ces spectacles qui, par millions, me traversent l’esprit. Et je mourrais moi aussi ? Comment ?
L’interrogation ne tarde à se changer en un atroce désarroi où la logique, prise dans l’engrenage de son autodestruction, se heurte à d’irréductibles aberrations.


D’où l’éternel problème.
L’énigme de la mort.
Une énigme surgissant de l’attitude de la raison lorsque celle-ci, du contact direct avec la mort, tire immédiatement la conclusion de sa propre mort, elle qui élabore, systématise, explique et éclaire toute chose.
Elle revient pourtant à la charge :
Non !...
Ceux qui meurent, ce sont les autres ! L’histoire entière ne dit rien de "ma" mort.
Les objets sont susceptibles de changement et de substitution. Ils naissent, se détériorent et disparaissent.
Ce sont les autres hommes qui meurent. Mais moi ? Ce Moi dont aucun précédent n’annonce la mort ?
Le Moi-sujet est d’une autre matière que tous ces "objets". C’est pourquoi je puis m’en emparer, les saisir, les comprendre. Mais m’emparer de moi-même, me saisir et me comprendre, cela m’est impossible.
Le Moi est hors de portée pour qui que ce soit, y compris pour moi-même. Il échappe aux lois et aux circonstances de la vie.

Tel est bien le cercle vicieux.
Une porte reste ouverte néanmoins, laissant entrer la philosophie et permettant à la réflexion de s’immiscer. Mais cette porte est étroite, très étroite. Elle donne sur des souterrains, pour la plupart sans issue, que la pensée entreprend d’explorer.
Aventure inquiétante, terrifiante ! Captivante pourtant !
Quoi de plus captivant en effet que la vie et le destin ?
D’où venons-nous ?
Où allons-nous ?
Et comment ?


intégralité de la traduction de cet ouvrage : cliquer ICI

"Le shaykh Gom'a", par Mahmoud Taymour

Mahmoud Taymour
Issu d'une famille aisée d'origine turque, intéressée par la littérature et les arts, Mahmoud Taymour (1894-1973) est considéré comme un pionnier, dans l'Égypte moderne, du roman et de la nouvelle.
Il a été membre de l'Académie de la langue arabe et du Conseil supérieur des arts, de la littérature et des sciences sociales.
Auteur de quelque 70 ouvrages (nouvelles, romans, pièces de théâtre, récits de voyage, essais, critique littéraire), il s'inscrit dans une littérature reflétant les traditions, les sentiments et l'environnement égyptiens. Lui-même tire son matériau de la vie urbaine et rurale de son pays.
Dans sa première nouvelle, publiée en 1923 (1925 ?), il traçait le portrait d'un personnage réel qu'il côtoyait régulièrement : le shaykh Gom'a. Il le décrivait avec un accent de sympathie d'où l'ironie, cependant, n'était pas absente. Cinquante années plus tard, il "revient" au shaykh de sa jeunesse. Mais le ton désormais n'est plus le même. La dure expérience de la vie a endigué l'exubérance d'antan. Elle donne aussi aux confidences du sage une allure quelque peu désabusée... Ce sont ces deux portraits du même personnage que l'on trouvera ici.


Le shaykh Gom'a

Je connais le shaykh Gom’a depuis ma tendre enfance, depuis ces jours heureux où je passais mon temps à jouer. La vie alors était facile, libre de tout souci. C’est à cette époque-là que remonte ma connaissance du shaykh Gom’a.
Il est resté le même. Ses traits n'ont pas changé. Toujours la même façon de parler. Il ne contait la légende de Sayyidnâ Sulaymân et de ses aventures avec l'aigle mille fois millénaire. Cette histoire, je l'entends encore maintenant, avec les détails qu'il y mettait et les expressions qu'il employait. Elle me remet en mémoire les beaux jours de mon enfance, époque où tout était simple et pur.
J'ai grandi. Mon intelligence s'est développée. Je commençai à tenir compagnie au shaykh Gom’a par pure distraction. Je prêtais l'oreille à ses histoires légendaires avec un plaisir mêlé de malice, alors qu'autrefois je m'asseyais en face de lui, les yeux rivés sur son visage - ce visage sillonné de rides -, scrutant le paisible mouvement de ses lèvres qui semblaient prononcer des mots magiques. Et puis je ne le rencontrai plus qu'une seule fois à l’année, lorsque je me rendais à la ferme pour y prendre quelque temps de détente. Do longues années passèrent. Tout changea à la surface de la terre. Tout... sauf le shaykh Gom’a ! 


intégralité des deux textes : cliquer ICI








jeudi 15 novembre 2018

"La prière du vendredi", par Loutfî al-Khoulî

"L'être humain... c'est lui le miracle" (Loutfî el-Khoulî)
Loutfî al-Khoulî (1930-1999) : un écrivain égyptien "engagé", connu notamment pour ses positions politiques relatives aux relations avec Israël.
Avocat de formation, il rejoint l'équipe de rédaction d'Al-Ahram en 1963, pour en devenir l’un de ses principaux chroniqueurs.
Il est l'auteur de pièces de théâtre et de scénarios, dont celui du célèbre film "Le Moineau" (1972), réalisé par Youssef Chahine.
De 1965 à 1977, il édite El-Talî'a, un magazine qui propage les points de vue du socialisme.
En 1996-97, il collabore à la création du Mouvement égyptien pour la paix, un groupe prônant le rétablissement de relations normales avec Israël, et ayant reçu le soutien du gouvernement égyptien en 1998. 


Loutfî el-Khoulî

De cet auteur, je vous propose le texte suivant :

La prière du vendredi

Par ordre de l'officier, la Prière du vendredi, qui se tenait chaque semaine dans la cour intérieure, fut interdite aux détenus politiques. Ceux-ci avaient alors pris violemment à partie Aliwa, le shaykh au turban vert et à la voix de stentor. Son visage bouffi en devint écarlate, alors que son zézaiement subit avait provoqué une vague de rires dans les rangs de l'assemblée.
- Dieu vous le revaudra, mes gaillards, déclara le sergent Abd al-Qadir avec un sourire narquois... Par votre faute son Excellence le shaykh a perdu la tête...

Le sergent revoyait en imagination l'événement de la semaine passée alors qu'il s'apprêtait à convoquer pour la Prière tous les prisonniers, à l'exception des détenus politiques.
L'appel, fait à grand renfort d'injures, fut suivi sur-le-champ d'un vacarme de pieds dégringolant les marches de l'escalier métallique de la prison où se bousculaient les prisonniers, revêtus d'une toile de sac bleu pâle, tandis que des mains, pendant avec nonchalance, jouaient avec les grains d'un chapelet fait de noyaux d'olives.
Dès que les premiers furent parvenus à l'esplanade du camp, les soldats se mirent à les aiguillonner de leurs longues gaules, comme font les gardiens d'un troupeau de moutons pour guider ou faire revenir les fuyards qui s'écartent de-ci de-là. Dans un tumulte intense, les prisonniers jetèrent sur le sol les nattes qu'ils portaient, avant de s'asseoir en divers endroits.
- Hé ! toi là-bas ! hurlait le sergent Abd al-Qadir, loue Dieu dans ton cœur et assieds-toi en silence !... 


intégralité du texte : cliquer ICI











mercredi 14 novembre 2018

"Le tavernier", par Yahha Haqqî


Sur Yahya Haqqî, voir la présentation proposée ici

De cet auteur voici un autre texte extrait de son recueil "Bon réveil".

Le tavernier 

La vie au village n'a pas changé. Lorsque vient le soir - qu'il y ait nouvelle lune ou pleine lune - et que les travailleurs ont achevé leur dure besogne, certains pénètrent dans la taverne pour y boire du vin et jouer aux cartes. Ils y mangent une nourriture qu'ils n'apprécieraient pas si elle leur était présentée chez eux : ils feraient à son sujet des reproches à leurs femmes ou l'avaleraient à contrecœur. Mais à la taverne, ils la trouvent appétissante, succulente ; elle anime les conversations et les discussions, les plaisanteries et les rires, une fois les cœurs libérés des soucis et des préoccupations, loin des tracas de la maison et des propos insignifiants, banals et ennuyeux qui s'y tiennent.
Le patron de la taverne a l’œil sur toutes les tables. C'est un homme corpulent, au geste vif ; une tête énorme, petite taille, le visage souriant. Il connaît tout le monde et interpelle chacun par son nom, comme entre amis. Je lui demandai une fois comment il avait choisi ce métier. 



Intégralité de ce texte : cliquer ICI

"Le nain", par Yahya Haqqî

Né au Caire dans le quartier populaire de Sayyada Zaynab, Yahya Haqqî (7 janvier 1905 - 9 décembre 1992) devient, après ses études de droit, diplomate, haut fonctionnaire au ministère de l'Éducation, à la Bibliothèque nationale du Caire, puis rédacteur en chef de la revue “al-Majalla” (1962-1970). 

On lui doit des romans et des nouvelles qui décrivent les contrastes entre l'Orient et l'Occident (La Lampe d'Oum Hashim, 1944), ainsi que les mœurs des milieux populaires égyptiens.
Il est aussi l'auteur d'une autobiographie (Khallîhâ 'alâ Allâh, 1959) et de très nombreux essais critiques.
Dans son chef-d'œuvre “La Lampe d'Oum Hashim” (Qandīl Umm Hashim), Yahya Haqqī découvre tout jeune le peuple, sa misère, sa générosité…
Témoin attentif de la civilisation occidentale et grand admirateur du roman français, il s'intéresse particulièrement aux rapports entre l'Europe et le monde arabo-musulman, thème qu'il n'a cessé d'aborder dans son œuvre, notamment dans “Un Égyptien à Paris” (Haqibah fī yad musāfir), paru en 1969.
Titulaire du prix d'État pour la littérature en 1968, Yahya Haqqî est considéré comme l'un des maîtres des lettres arabes contemporaines.


Le texte que je propose ici est extrait du recueil "Bon réveil".
Quelque part en Égypte... un petit village sans nom, qui ignore jusqu'à la fumée des trains ! La vie s'y déroule paisible, faite de mille riens, semblable à elle-même, jusqu'au moment où l'"oustaz"" fera une apparition remarquée... À l'affût derrière l'arsenal de son art minutieusement mis en place, un sourire bonhomme au coin de la lèvre, l’œil pétillant d'un rien de malice, l'auteur nous croque sur le vif certains personnages de ce petit village, tout en épiant la moindre pulsation de son propre cœur.
*****


Le nain

Je fus interrompu dans mes réflexions par une voix forte et avinée qui provenait du comptoir :

- Une tournée générale de bière ! C'est moi qui paye ! Profitez-en, car l'occasion ne se représentera peut-être pas de si tôt !

Cette générosité d'ivrogne provoqua un sourire dans toute l'assemblée, mais nous continuâmes pour la plupart à parler et à boire, sans prêter attention à l'invitation qui nous était faite.
Nous le connaissions tous. Il nous réservait la même scène une fois tous les deux ou trois mois. Nous savions comment cela commençait et comment cela finissait, immanquablement. Mais les sourires se transformèrent rapidement en hilarité générale. Tous s'étaient retournés vers le comptoir pour observer ce qui se passait : un homme de petite taille - un nain, ou presque !- gesticulait, tirait le patron de la taverne par la manche et se cramponnait à certains clients qui déclinaient son offre - "voyons, vous exagérez !"- mais qui, en fait, avaient bien envie de profiter de l'aubaine en répondant à la générosité de cet homme qui les attirait vers le bar. Cela représentait pour lui un gros effort, mais pas pour eux ! Il leur jurait ses grands dieux qu'ils boiraient et il interpellait l'assistance :

- Si vous refusez, vous ne me reverrez plus parmi vous !

Nous réalisions à ces menaces combien il nous aimait. À ses yeux, une rupture entre nous aurait été la plus grande des calamités, à la fois pour lui et pour nous. Certains autour de lui commencèrent alors à se montrer un peu moins réticents. Ils lui tapaient sur l'épaule :

- Ne vous fâchez pas, voyons ! du calme ! 


intégralité du texte : cliquer ICI

mardi 13 novembre 2018

"Le certificat d'études", par Youssef Idriss

Y. Idriss
Youssef Idriss (1927-1991) : homme de lettres, nouvelliste et dramaturge égyptien.
Ses premières nouvelles datent de l'époque où, encore étudiant en médecine, au Caire, il participe activement aux mouvements d'opposition à l'occupant britannique et au gouvernement en place.

Au début des années 1950, il exerce comme médecin dans un quartier populaire très pauvre du Caire, une expérience de la maladie, de la mort et de la misère humaine qui le marque profondément et qu'il évoque dans ses écrits, "sous une forme réaliste ou métaphorique".
Dans les années 1960, il publie une série d'articles invitant les auteurs à chercher des formes théâtrales originales en s'inspirant du folklore et du patrimoine classique arabe.
L'encyclopédie Larousse résume en ces termes sa place dans la littérature égyptienne : "L'évocation fouillée des sentiments, la qualité de l'analyse psychologique, l'humour et la spontanéité d'une expression usant largement de la langue quotidienne servent une œuvre qui, surtout réaliste, parfois fantastique, s'enracine profondément dans l'Égypte et dans son peuple.

À lire l'étude de 'Abd al-Qâdir al-Qutt, "Youssef Idris : Regards sur l'art d'un nouvelliste", parue dans Égypte/Monde arabe 7  | 1991

Pour évoquer cet auteur, je vous propose une traduction d'un texte extrait du recueil Arkhas Layâlî  ("Les Nuits les moins chères"). 

Le certificat d'études 

À peine eus-je mis le pied dans le train d’Hélouan que mon attention fut attirée par un homme qui était assis à l'arrière du wagon, plongé dans la lecture de son journal. Je restai un instant immobile. Tout ce que je savais sur cet homme me revint soudain en mémoire, comme une pâle et lointaine lumière. Puis, jour après jour, année par année, une tranche de mon passé reprenait progressivement vie en mon esprit. Je revoyais mes longues années d'études à l'école secondaire de Damiette… Damiette ! Je me rappelai les rêves de ma jeunesse qui s'entrechoquaient et se laissaient prendre au jeu de la magie de la ville. Poussé par mes aspirations d'adolescent, je me retrouvais seul dans ce monde étrange qui imprégnait de sa poésie les humains, le silence, la solitude...

Ce passé me ramena au grand bâtiment de l'école, à ses murs penchés, à la grande cour où les enfants jouaient avec des tarbouches dont les houppes étaient réduites à leur plus simple expression.

Je revoyais la petite classe, avec ma place au premier rang. Notre professeur de chimie, al-Hifni Afandi Moustafa, y occupait presque, avec son énorme bedaine, tout ce qui restait de vide. Son cou disparaissait derrière le mur de graisse qui tombait de sa mâchoire et son visage joufflu était sillonné de rides épaisses. Il portait une veste aux couleurs délavées et beaucoup trop petite pour lui. Ses jambes enflées étaient boudinées dans un sarouel qui avait plutôt l'allure d'une immense paire de chaussettes... Entrecoupant ses explications de longs défilés de pets, il parlait lentement jusqu'au moment où, sous le coup d'un subit enthousiasme, il s'enflammait et accélérait le rythme. Puis, tout haletant, il sortait de sa poche un mouchoir chiffonné pour éponger la sueur qui suintait du creux de ses rides.

Le flegme des Damiettois est bien connu. Mais nous ne pouvions pas nous contrôler en présence d'al-Hifni Afandi. Les "anciens" surtout, ceux qui occupaient les derniers bancs de la classe, étaient imbattables pour l'imiter et se moquer de lui lorsqu'il tournait le dos. Ils aspergeaient d'encre son sarouel lorsqu'il passait au milieu des bureaux. Ils accrochaient des queues de papier coloré à sa veste quand il s'apprêtait à quitter la classe et habituellement, la farce n'était découverte qu'au début de la deuxième heure de classe. Al-Hifni Afandi prenait un air sévère, presque policier. Rouge de colère, il ne disait pas un mot. Du coin de l'oeil, il nous épiait, dans un silence de mort. Puis il choisissait n'importe lequel d'entre nous, généralement dans les premiers rangs. Le père de la victime avait droit alors aux malédictions du maître... et le calme revenait.

Et pourtant, al-Hifni Afandi nous traitait comme de grandes personnes. Souvent, il interrompait la leçon et nous confiait ses difficultés. Il habitait seul dans un hôtel ; sa famille était restée au Caire. Il nous parlait du boucher qui l'avait volé en lui vendant cinq cents grammes de viande dont les trois-quarts n'étaient que des os ; du garçon d'hôtel qui, en faisant cuire cette viande, en avait mangé deux grands morceaux ; de cette fois où, au réveil, il ne trouva plus son portefeuille qui avait disparu avec les deux guinehs qu'il contenait.

Il nous parlait de son fils qui courait les filles au Caire et qui, à cause de ses caprices, avait échoué trois fois dans la même année à ses examens ; de sa femme qui s'obstinait à ne pas habiter Damiette et à qui il envoyait la plus grande partie de son salaire au début de chaque mois.

En écoutant ces confidences, nous éclations parfois de rire et, parfois, nous faisions semblant de nous attrister. Mais lui ne partageait aucunement nos réactions. Son visage affichait le dégoût de qui souffre continuellement de coliques.

Cet homme n'était apprécié de personne. Ses élèves le chahutaient. Ses collègues le tournaient en ridicule. Le proviseur lui faisait grise mine ; il l'insultait même quand il croyait devoir lui faire des reproches. Les inspecteurs faisaient sur son compte les pires rapports et ils n'hésitaient pas à l'humilier devant nous en classe.

J'étais du nombre des élèves appliqués, de ceux qui occupaient les premiers rangs et dont les pères étaient régulièrement menacés de malédictions.

Je détestais, au point d'en avoir moi-même des démangeaisons, l'unique gilet qu'il portait été comme hiver. Je détestais son noeud de cravate qu'il rejetait dédaigneusement de côté. Je détestais ses petits doigts potelés lorsqu'il taquinait les plis de son ventre. Je détestais ses dents jaunâtres - il ne fumait pourtant pas ! - et ce chiffon crasseux dont il se servait, en guise de mouchoir, pour se curer les dents en plein milieu de l'équation qu'il nous expliquait. L'opération terminée, il remettait le mouchoir dans sa poche et poursuivait la leçon comme si de rien n'était.

Cependant, nos coeurs d'enfants étaient sensibles à la spontanéité et à la bonté de ce petit homme ventripotent qui marchait en se dandinant, le regard crispé, le tarbouche battant négligemment en retraite. Oui, malgré tout ce que je détestais en lui, je l'aimais bien... ce qui ne m'empêchait pas, soit dit en passant, de me moquer moi aussi de lui ou même - je n'avais pu cette fois-là résister à la tentation - d'accrocher une queue en papier à sa veste.

Je n'oublierai pas ce jour où, en rentrant en classe, al-Hifni Afandi prit de dessous son bras nos copies d'examen. Nous étions debout, tremblants comme des feuilles mortes. Tout ce qui avait trait au moindre examen suffisait pour semer parmi nous la terreur. Notre silence lui laissa le champ libre pour déverser son flot de reproches sur les bons à rien que nous étions. Lorsqu'il eut repris son souffle et qu'il se fut calmé, il prit ma copie et la cita en exemple de bonne réponse. Vraiment, j'en ressentis une joie immense dans tout mon être, semblable à celle que je connus en une autre occasion mémorable : le jour où j'aperçus mon nom sur la liste des succès au certificat d'études primaires.

Al-Hifni Afandi me surnomma alors "l'as de la chimie" et je redoublai d'ardeur dans l'étude de cette matière afin d'honorer mon surnom. Puis notre professeur fut muté dans une autre école et les adieux que nous lui fîmes furent une véritable fête...

Ces quelques souvenirs me traversèrent rapidement l'esprit. Ils avaient ranimé toute une période de mon passé qui, au fil des années, s'était peu à peu éclipsée de ma mémoire.

Lorsque je fus parvenu à l'arrière du compartiment, je pris place face à al-Hifni Afandi. Je lui demandai aussitôt en bégayant s'il se souvenait de moi. Il me dévisagea, de ce même regard crispé et désabusé que je lui connaissais, et ne répondit rien. Je revins à la charge, agençant mes mots du mieux que je pouvais. Je lui rappelai que j'étais entré en troisième A, qu'il nous donnait des cours sur les équations chimiques et la loi des gaz. Je lui parlai de l'éprouvette qui avait explosé... d'al-Rifai, d'al-Daghidi et d'Ahmed Mouslim, les élèves brillants de la classe... Enfin, je crus comprendre qu'il se souvenait... ou du moins qu'il se souvenait d'un petit garçon qui me rassemblait et qui faisait partie de sa classe. Visiblement, il n'était pas très heureux de ce retour au passé qui lui remettait sans doute en mémoire les farces que nous lui faisions, les blâmes du proviseur, les moqueries dont il était l'objet…

J'enchaînai donc sur un autre ton. Je lui dis que les années écoulées n'avaient rien changé à son aspect extérieur, que les devises qu'il nous confiait étaient devenues pour moi de solides points de repère sur le chemin de la vie. Je lui exprimai toute l'estime que j'avais accumulée à son égard, depuis fort longtemps.

Il fut quelque peu surpris mais n'en devint pas pour autant moins avare de ses paroles. Et pourtant, parcimonieusement, il commença à me parler d'homme à homme des écoles dans lesquelles il fut muté, du Ministère qui se souciait peu de sa promotion, de ses collègues qui étaient devenus proviseurs alors que lui-même était resté professeur toute sa vie, de sa femme qui lui gaspillait tout son salaire et qu'il avait finalement répudiée, de son fils qui avait choisi au sortir de l'école la carrière d'acteur de cinéma. Je le questionnai malicieusement sur les élèves d'aujourd'hui. Il ne me répondit pas. Il se contenta de tirer de sa poche son célèbre mouchoir pour se curer les dents. Puis il cracha par la fenêtre.

Je lui rappelai le surnom qu'il m'avait donné et, pour la première fois, il eut un sourire. Je lui racontai donc comment je m'étais présenté à un concours en chimie d'où je sortis premier, comment je m'étais inscrit à la Faculté de médecine... Il m'avait écouté jusque-là avec la plus grande attention. Mais lorsqu'il apprit que j'exerçais la médecine depuis plusieurs années, il éclata de rire en me tapant sur l'épaule :

- Ha, ha ! Elle est bien bonne !

- Tenez, ma carte professionnelle ! Et tout cela, grâce à vous !

Il ne put dissimuler sa confusion. Puis, en battant des mains :

- Tu es devenu docteur en si peu de temps !... Docteur !

- Eh bien oui !. .. Grâce à vous !

Ma réponse était empreinte à la fois de l'enthousiasme de l'enfant que j’étais à Damiette et de la peur que ressent le jeune homme devant son professeur. S'y mêlait en outre l'hésitation du débutant lorsqu'il rencontre l'artiste qui a réussi.

Tout le temps qu'il passa dans notre école, je n'ai jamais vu al-Hifni Afandi heureux. C'est pourquoi je scrutai les traits de son visage pour observer si une expression de bonheur n'allait pas y poindre pour la première fois. Il se mit à se tapoter la cuisse. Puis il retira le journal qui masquait son visage. Ses dents, qui de jaunes étaient devenues noires, exprimaient un large sourire. De temps à autre, il répétait :

- Bravo ! Un de Damiette qui a réussi ! Par Dieu ! C'est merveilleux. Un qui a réussi ! 
Je répliquai que nous avions tous réussi, mais il était ailleurs. Il était sous le coup d'un sentiment intense à travers lequel il éprouvait des sensations inaccoutumées. 
Sans nous en rendre compte, nous étions arrivés à la gare d'al-Maadi. Al-Hifni Afandi me donna une chaleureuse poignée de main en me remerciant de lui avoir tenu compagnie. Mais au fait, pourquoi me remerciait-il ? Je l'accompagnai jusqu'à la porte du wagon et le train repartit. Al-Hifni Afandi me saluait encore de la main tout en marchant, ivre de joie. Un large sourire illuminait son visage et ses yeux pétillaient de bonheur. Il était comme un enfant qui vient de réussir à son certificat d'études.

traduction par Marc Chartier





"La foule", par Youssef al-Sharouni


"La foule" : cette nouvelle est extraite du recueil
Al-Zihâm, qui fut couronné par un Prix National d'Encouragement en 1971.
Son auteur - Youssef al-Sharouni (1924-2017) - était auteur de fictions, critique et traducteur. Bien qu'il ait commencé sa carrière en tant que professeur de français, il s'est révolté contre les vieilles conventions de l'enseignement en raison de son engagement en faveur de la transformation sociale.
En 1942, suite à une conférence au cours de laquelle il avait dit "des choses dangereuses", il a été arrêté et emprisonné sous le prétexte de vouloir renverser le régime, jusqu'à ce que le tribunal autorise sa remise en liberté quelques mois plus tard. 

Sur cet auteur : une notice nécrologique dans al-Ahram.
Youssef al-Sharouni

La foule

Je suis un être comprimé. Auparavant, j'étais gras - il y a de cela un tiers de siècle, lorsque j'étais à l'âge de l'adolescence. C'est ainsi qu'était feu mon père - qu'il repose en paix ! Ma mère aussi conserva son volumineux embonpoint jusqu'à la fin de ses jours. Ils vécurent en effet le meilleur de leur vie à la campagne, là où le grand air et l'espace sont suffisants pour tous, gros et maigres. Quant à moi, dans le brouhaha et la cohue de la ville, j'ai été contraint de me libérer de mon obésité pour faire place aux autres et me trouver à moi-même, au milieu d'eux, l'espace nécessaire pour respirer.
Il y avait vingt minutes que j'étais planté là à attendre à l'arrêt de l'autobus, essayant de monter pour aller prendre mon tour - je suis en effet receveur dans la Compagnie des Transports Urbains - et il ne restait plus que vingt autres minutes avant l'heure à laquelle je devais prendre mon travail.
Un autobus passa, mais il brûla la station. Il avait son indigestion de passagers et ne pouvait plus en ingurgiter un seul autre. Un autre arriva ; il s'arrêta cette fois-ci. Ceux qui voulaient descendre se bousculèrent avec ceux qui essayèrent de monter, chacun s'accrochant à sa position de combat sans battre en retraite... Finalement, l'autobus dégorgea une certaine quantité de bras et de jambes et en absorba une autre. Je tentai de me fendre un chemin au cœur de la bataille des "montants" et des "descendants"; mais à peine eus-je trouvé une place pour la pointe de mon pied droit que l'autobus démarra et je chancelai en arrière tout en luttant pour ne pas perdre complètement l'équilibre.
Peine perdue ! Je reçus un choc violent dans la poitrine, et vlan ! me voilà sur le plancher. Je me relevai, époussetant la poussière de mes habits.
Je me présente : Fathî Abd al-Rasûl ; receveur d'autobus et poète ; du village de Kôm Gurâb, district d'al-Wastâ, province de Beni Souef. C'est là que j'ai passé mon enfance, au milieu des champs immenses et d'horizons étendus à perte de vue. Mon père prenait part aux séances de dhikr du shayh Sha'rânî ; il balançait sa corpulente bedaine de droite et de gauche, et moi je l'observais, pris de joie et de terreur, tout en essayant de l'imiter. Je me rappelle encore - moments qui passaient comme en un clin d’œil - les soirées durant lesquelles il lisait, à la lueur vacillante d'une chandelle, l'histoire d'al-Sayyid al-Badawî ou les invocations de notre shaykh al-Matwallî. On le proposait pour la succession du shaykh Sha'rânî. Il était aimé de tous. Les gens lui baisaient les mains avec vénération et ils se penchaient vers moi pour m'embrasser, à la fois amusés et pleins de tendresse.
J'ai peur de la foule ; elle m'effraie. J'en ai peur depuis le jour où mon père me prit pour l'accompagner au mawlid de Sîdî Ahmad al-Nûtî. Il s'associa à l'un des cercles de dhikr qu'il dirigeait, tant et si bien qu'il m'oublia complètement. Je souhaitais, quant à moi, faire un tour de balançoire. Je me tins, pantois d'admiration, devant un cheval de sucre monté par un jeune cavalier qui devait avoir mon âge. Puis passa le marchand de chapeaux en papier ; je le suivis un instant, jusqu'à ce que je me rende compte soudain que j'étais perdu au milieu de la foule. Je me mis à courir, anxieux, vers les cercles de dhikr disséminés çà et là dans le mawlid. Tous les hommes ressemblaient a mon père, mais point de père parmi eux ! J'éclatai en sanglots, alors que je courais, heurtant les gens, essayant de me faufiler à travers tout ce monde, sous le coup de l'effroi et de la panique. Si j'étais avec lui dans les champs, je le verrais à une distance plus grande que l'étendue de ce mawlid

Ce jour-là, ce fut quelqu'un de notre village qui me sauva. Je l'entendis dire : "Le fils d'Abdal-Rasûl en pleurs ! Qu'as-tu mon enfant ?" Puis il me conduisit à mon père. C'est depuis lors que j'ai une peur horrible de la foule.
Lorsque mon père quitta la campagne, à la recherche d'un gagne-pain dans la grande ville, j'étais à l'âge de l'adolescence. Sur mon ventre commençaient à poindre les premiers symptômes d'une corpulence héréditaire. Ma voix de même se mit à muer alors que j'allais à l'école pour y apprendre à feuilleter les livres que mon père lisait : Fragrance du parfum à la louange de l'intercesseur bien aimé... Guide du voyageur vers la Resplendissante Lumière... Les beaux premiers-nés en l'honneur du Seigneur des Mondes. Je fus tout particulièrement fasciné par les histoires qui se trouvaient dans le livre Jardins d’arômes sur les récits de saints.        

Je fus ébahi par la grande ville, avec son ampleur et une cohue telle qu'un millier de mawlids semblaient s'y être réunis, d'un seul coup. Il était évident que nous étions arrivés trop tard, car il n'y avait plus de place pour un surplus d'habitants. Lorsque je vis les immeubles, avec leur stature élancée et le nombre de leurs étages, je me demandai avec étonnement comment les maisons pouvaient bien s'entasser les unes sur les autres et j'avais peur constamment qu'elles ne s'écroulent sur leurs habitants sous le poids qu'elles portaient. Pour la première fois, je vis les trains et les autobus bondés et encombrant les rues de la ville. Tous, hommes et femmes, vieillards, enfants et jeunes gens, semblaient se hâter vers quelque but, pareils à un troupeau de moutons qui se bousculent sur le chemin du retour, chez nous au village, à l'heure du couchant ; chacun se ruait dans la mêlée, pour s'y frayer un chemin... isolé, seul au milieu de la foule. Je fus assailli d'une profonde détresse, plus profonde encore que celle qui m'envahit le jour où je me perdis au mawlid. Si par hasard je m'égarais ici et me mettais à pleurer, je ne trouverais personne pour me dire: "Qu'as-tu mon enfant ?" Ici, vous ne connaissez personne et personne ne vous connaît.

Le texte intégral de cette traduction : cliquer ICI
 


lundi 12 novembre 2018

"Du doute à la foi", de Moustafa Mahmoud


 Tel le pèlerin de la vérité qui, au terme de multiples tâtonnements, est finalement parvenu au havre de paix auquel il aspirait de tout son être, Moustafa Mahmoud feuillette ici, sous nos yeux, le livre de son passé. Page après page, chapitre après chapitre, nous apparaissent moments de doute et espaces de lumière, écueils et points de repère. Peu à peu, sous la lumière crue de la certitude enfin perçue, les embûches du chemin prennent tout leur relief, là même où les pas du chercheur s’étaient auparavant fourvoyés.
Tel l’aveugle qui recouvre la vue, l’auteur du présent ouvrage ne peut s’empêcher de témoigner. Comment se taire en effet quand on a connu l’amertume du doute et des ténèbres et que l’on sait à quel prix il en coûte de trouver l’issue ?
C’est précisément le caractère biographique de ces pages qui, à notre avis, les exempte d’un ton pédant ou doctrinal qui aurait pu rendre pénible leur lecture. Leur style même n’a rien de recherché. Les phrases se succèdent, entrecoupées de nombreux silences, parfois inachevées, ne servant que de support à une méditation qui se poursuit. Constamment, nous y sentons un auteur qui réagit avec toutes les fibres de sa personne et qui n’a de cesse de partager son expérience, son inlassable quête de la vérité.
La réalité spirituelle de l’homme, empreinte de la marque divine, est le message premier et fondamental adressé par le Créateur à l’espèce humaine. Tous les autres messages en sont de simples rappels. D’où cette affirmation on ne peut plus explicite : « L’homme doté d’une saine raison n’a pas besoin de lire le Livre saint pour découvrir qu’il a un esprit, qu’une vie l’attend après la mort et qu’il y aura une reddition des comptes. Car la nature innée et saine éclaire, pour celui qui la possède, le chemin vers la vérité. »
C’est pourquoi les moments de silence, d’introspection et de recueillement prennent chez Moustafa Mahmoud une telle importance. Il ira même jusqu’à affirmer : « L’homme naît seul et meurt seul ; il parvient seul au vrai. »
« Nature innée » : cette expression (il s’agit en fait d’un seul terme – fitra – dans le Coran) est fréquente sous la plume de l’auteur. Elle signifie la nature telle que Dieu l’a créée, non altérée et ne connaissant pas le mal. Tel qu’issu de la création divine, l’homme est comme greffé naturellement sur le bien et le vrai ; il est apte à une « spontanéité de connaissance », échappant à l’illusion et à l’erreur, à condition que son intelligence ne soit pas souillée par les circonlocutions de la logique et les distorsions de la raison, mais qu’elle fasse place à la "clair-voyance" (al-basîra, que nous traduisons avec emploi du tiret pour souligner le sens étymologique cher à l’auteur).
La démarche de Moustafa Mahmoud est à la fois celle d’un scientifique (qui relativise la portée philosophique de la science) et d’un mystique (qui ne se veut tributaire d’aucune "école"). Sans doute serait-il plus exact de parler ici d’un humanisme éclairé, dont la portée universaliste n’échappera pas au lecteur.

Marc Chartier

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Avertissement

رحلتي من الشك إلى الإيمان

J'ai traduit de l'arabe cet ouvrage de Moustafa Mahmoud dans les années 70, alors que je me trouvais au Caire. L'occasion m'était donc offerte de rencontrer très souvent l'auteur.
Cette traduction française de l'ouvrage a fait l'objet alors d'une première édition ( Dar al-Shorouk - Beyrouth) qui comportait malheureusement quelques "coquilles" qu'il m'a été impossible de rectifier.
À mon insu, une nouvelle édition a vu le jour (éditions Assalam, Paris, 2003). Elle reprenait souvent les mêmes erreurs et parfois en introduisait d'autres.
C'est pour apporter tous les rectificatifs nécessaires, et par respect en premier lieu de l'auteur, que je publie ici la seule traduction fiable.

Marc Chartier


Traduction de l'ouvrage : cliquer ICI

"Dialogue avec un ami athée", de Moustafa Mahmoud (l'ouvrage traduit en français)


On trouvera ci-dessous un lien vers la traduction intégrale - par mes soins - de l'ouvrage de Moustafa Mahmoud Dialogue avec un ami athée.

Marc Chartier


Dialogue avec un ami athée

 


"Dialogue avec un ami athée", de Moustafa Mahmoud


Le docteur Moustafa Mahmoud est l'une des figures les plus marquantes de la littérature égyptienne contemporaine. Nouvelliste, essayiste, dramaturge, cet écrivain a plus d'une corde à son arc. Ses ouvrages ont régulièrement été portés à l'écran.
De la relativité einsteinienne à la science-fiction, des données de l'histoire ancienne au destin prométhéen qui guette l'humanité, des vastes horizons de l'ethnologie ou de l'astronomie aux mille et une questions suscitées par l'étude de ce mystérieux "central" qu'est le cerveau humain, l'auteur surprend par l'ampleur de ses connaissances et de sa curiosité.
Son ouvrage Dialogue avec un ami athée se situe dans une veine d'inspiration que Moustafa Mahmoud a, depuis plusieurs décennies, explorée avec la conscience du chercheur de vérité que nous lui connaissons. Appelons-la, pour simplifier, la littérature religieuse.
Que l'on ne se méprenne pas toutefois. Moustafa Mahmoud n'est pas un shaykh. Il se défend bien de l'être d'ailleurs. Son tempérament de battant et d'apologiste ne le conduit pas à faire œuvre de commentaire du texte coranique, à la lumière des subtilités du Droit religieux et des subtilités de la langue arabe. Certes, l'auteur ne nous fait pas l'affront d'ignorer ces études académiques qui s'imposent à toute réflexion religieuse authentique. Mais son centre d'intérêt est ailleurs.
Moustafa Mahmoud est un musulman convaincu qui a sans cesse recours à la Parole coranique pour répondre aux silences et aux interrogations de l'homme contemporain. Cette certitude sereine dans la foi ne lui fait pas oublier pour autant le chemin parcouru. Ayant quêté de porte en porte le moindre soupçon de lumière sur le "Qu'est-ce que l'homme ?", perdu un moment dans le dédale des philosophies, il sait trop ce que signifie mendier la vérité pour oublier la pénible ascension "du doute à la foi" qu'il a été amené, lui le premier, à suivre. D'où l'accent autobiographique quasiment constant dans ses ouvrages.
Cent fois, Moustafa Mahmoud refera ce pèlerinage vers la lumière. À chaque fois, il glane un nouvel élément de réflexion qui s'impose à lui avec la brûlante évidence de la vérité.
Il continue de regarder, d'épier, d'écouter, d'interroger, de s'interroger lui-même. Il ausculte l'univers, de l'infiniment petit à l'infiniment grand. Il se passionne pour les découvertes les plus récentes de la science, tout en relativisant leur portée. Il s'arrête parfois à tel carrefour de la pensée, là où les philosophies les plus contrastées s'entrechoquent. Mais toujours, il emboîte le pas de son compagnon de destin : l'homme éperdu pour qui la vie et la mort ne sont qu'une énigme tenace ; l'homme aveuglé par les stupéfiantes réussites de la science moderne ; l'homme qui, n'ayant plus la force de tâtonner, se réfugie dans son refus, son fanatisme ou des faux-fuyants.
Dans son Dialogue avec un ami athée comme dans nombre de ses autres ouvrages, Moustafa Mahmoud fait délibérément le pari de la simplicité dans le langage adopté. Ce faisant, il est conscient des risques encourus, d'autant plus qu'il a parfois été pris sous le feu de spécialistes en science religieuse qui trouveront toujours à redire à de tels "simplismes" !
Pour étayer sa démarche intellectuelle, il utilise les données de la science, l'apport des philosophies et des différentes religions, les études académiques consacrées au Message coranique. Mais il ne vise pas à faire œuvre scientifique, philosophique ou même "religieuse" selon l'acception classique de ce terme. Lui reprochera-t-on de chercher à actualiser le langage religieux ? Lui en saura-t-on gré au contraire ? Il est évident en tout cas que Moustafa Mahmoud dérange la douce quiétude de ceux pour qui la vérité est un bien que l'on accapare, et non le terme sans cesse fuyant d'une inlassable recherche.
Plus qu'une conversation fictive avec un ami imaginaire, le présent ouvrage nous apparaît davantage comme un dialogue de l'auteur avec lui-même, avec sa propre conscience. Quoique parvenu sur la Voie Droite, Moustafa Mahmoud éprouve le besoin, autant de fois que sa sensibilité vibre aux conquêtes ou aux défaites de notre siècle, de se justifier à lui-même la rassurante certitude qu'apporte la foi en un Au-delà, en un Dieu Créateur, Maître du destin de l'homme et de l'univers.
Sans présomption ni arrogance, mais aussi avec toute l'audace de celui a cheminé longtemps dans les ténèbres, c'est un témoignage qu'il nous propose. Face aux persistantes tentations de l'athéisme négateur de toute transcendance, il n'a plus le droit de se taire. Il veut prouver, par l'exemple de sa propre expérience, que foi musulmane et monde moderne ne sont pas contradictoires, mais complémentaires.
Par-delà les frontières visibles et souvent trompeuses de l'appartenance religieuse, c'est aussi à moi qu'il s'adresse, si j'admets avec lui que la conscience religieuse, ou tout simplement humaine, ignore les limites du temps, de l'espace et même des religions.


Marc Chartier 

Traduction de l'ouvrage : cliquer ICI


Kâmil Husayn : la paix avec soi-même, premier pas vers un monde meilleur


« J'aimerais pouvoir convaincre les hommes que mettre son point d'honneur à être athée, à nier le Mystère et renier la Droite Guidance qu'apporte la foi au Mystère, j'aimerais pouvoir les convaincre que tout cela a fait son temps et que l'athéisme crée une lacune dans l'intelligence et la nature humaine. Un manque que les hommes doivent œuvrer à éliminer. Ainsi seulement, ils connaîtront la paix de l'âme et entreront dans leur Vallée Sainte, but de toute vie droite. »



C'est ainsi que l'écrivain égyptien Kâmil Husayn, professeur de médecine de réputation internationale, définissait son propos dans al-Wâdî l-muqaddas - La Vallée Sainte -, ouvrage publié au Caire en 1968 (Dâr al-Ma'ârif). Ambition démesurée d'un penseur qui outrepassait les limites de ses compétences ? Avec un brin d'humour, l'auteur se contentait de répondre que l'enjeu n'était plus d'expliquer la foi à un cardinal... mais à un hippie !
Le Dr Kâmil Husayn n'en était pas à son premier essai. Son ouvrage La Cité Inique (Qârya zâlima) fut considéré, dès sa parution en 1954, comme une date dans l'histoire de la littérature religieuse musulmane. Il retraçait, par tableaux successifs, l'histoire du procès et de la condamnation de Jésus tels qu'un Musulman peut les comprendre.
Dans le Coran (20, 12 ; 79, 16), la « Vallée Sainte de Tuwa » est le lieu de la première révélation divine faite oralement aux hommes, par l'intermédiaire du prophète Moïse, pour les conduire sur le Droit Chemin. Kâmil Husayn décrit cette Vallée comme suit :
« La Vallée Sainte est la portion de terre, la fraction du temps, l'état de l'âme où tu t'élèves au-dessus de ta nature et de la nature des choses, au-dessus des nécessités de la vie, et même au-dessus des limites de la raison.
Elle est là où la foi que tu as en ce que tu crois fermement et sincèrement n'est contaminée par aucun doute, ni sous le coup d'aucune faiblesse. Là où cette foi prend possession de ton intelligence et de ta volonté tout entières. Là où tu te tiens dans l'humilité, sans frayeur, soumis aux impératifs des idéaux que tu t'es fixés pour la paix de ton âme, quand bien même n'existerait aucun censeur comme témoin de tes actes. La foi seule te fait supporter les difficultés rencontrées. Pour ce que tu fais, tu ne souhaites point de récompense ni ne crains aucun châtiment.
Elle est là où s'empare de ton cœur un amour profond et pur de toute haine ou rancœur, un amour où tu ne connais ni angoisse, ni remords, où ne t'atteint aucun échec ou désespoir.
Elle est là où tu suis la guidance de la sagesse et de la droite réflexion, là où tu viens à découvrir une vérité de l'univers de façon manifeste et claire, là où la voie du Vrai se présente droit devant toi, te gardant de tomber dans les ténèbres de l'ignorance ou la brume de l'erreur.
Elle est là où tu n'espères que le bien, où le beau emplit tous tes rêves, sans que tu sois cause ou victime du mal ; là où la nature, ton corps, ta raison et ton âme forment cette mélodieuse harmonie par laquelle le bonheur humain est pleinement accompli.
Elle est là où tu entends la voix de ta conscience, franche et nette, ordonnant le bien sans confusion, conduisant sans hésitation au Vrai, comme s'il s'agissait de la Voix de Dieu.
»

 
Le ton est donné. Aucune citation explicite du Coran. Il en sera de même, sauf en de rares exceptions, tout au long de l'ouvrage. Et pourtant, nous sommes en présence d'une vision qui se veut authentiquement musulmane. L'auteur, il est vrai, étaye souvent sa réflexion de termes-clés empruntés au Livre Saint, mais ces termes sont comme intégrés à une synthèse personnelle. Il serait erroné de voir dans l'ouvrage une simple collection de sentences n'offrant que quelques brèches au donné révélé coranique pour le dissoudre ensuite en un vaste ensemble à saveur gnostique. Si les termes coraniques sont disséminés çà et là, aux grands axes du mouvement de la pensée, l'esprit du Coran est, quant à lui, constant, à ce qu'il nous semble pour le moins. Avec tout l'effort d'ijtihâd que requiert une telle entreprise, l'auteur tente, à sa manière, de faire coïncider l'aujourd'hui de Dieu et l'aujourd'hui de l'homme. Cela l'amène à regrouper sa pensée autour d'un même centre d'intérêt que nous qualifierions volontiers de variations sur le thème de la conscience. Il est, pour ce faire, conduit à opérer une véritable "révolution copernicienne" qu'il nous faut tenter de cerner.
Entre le stade de l'homme tel qu'il est dans sa constitution fondamentale et innée et l'état de pacification auquel il parvient lorsqu'il est nourri des Vérités éternelles auxquelles il aspire de tout son être, il est tout un chemin, parsemé d'embûches certes, mais qui suit le tracé des aspirations, elles-mêmes innées, de l'âme humaine.
Il y a toutefois deux façons de se représenter la Droite Guidance (al-hudâ) qui achemine l'homme à l'état de perfection pour lequel il a été créé. Tout d'abord, celle qui peut se résumer dans la compréhension courante, "traditionnelle", de ces versets de la Fâtiha :
« Dirige-nous sur le Chemin Droit ;
le chemin de ceux qui Tu as comblés de bienfaits ;
non pas le chemin de ceux qui encourent ta Colère,
ni celui des égarés.
» (Coran: 1, 6-7)

D'où une vision dualiste de l'humanité : d'un côté, les Élus, ceux qui font l'objet des faveurs divines et sont guidés sur le Droit Chemin ; de l'autre, ceux qui sont sous l'emprise de la Colère divine et sont irrémédiablement condamnés à l'erreur. Évitant les questions et querelles théologiques relatives à la Toute-Puissance divine et à la liberté humaine, Kâmil Husayn ajoute un commentaire qui revêt à ses yeux la plus haute importance :
« Les faibles dans la foi peuvent éprouver quelque difficulté à se représenter ainsi la relation entre Dieu et eux. Il se peut que cette difficulté tienne au fait que l'on veuille comprendre, avec sa raison, la Toute-Puissance divine. Il se peut qu'elle tienne également à l'incapacité dans laquelle on est de connaître la manière dont Dieu conduit les hommes sur le Droit Chemin. Quelle qu'en soit la cause, ce sentiment est un obstacle pour la foi qui se trouve affaiblie par une telle angoisse. Mais l'on peut très bien aspirer à comprendre la Guidance divine d'une façon qui évite pareil écueil. »


C'est cette seconde voie que choisit Kâmil Husayn et, en définitive, tout son ouvrage peut être compris comme une tentative pour en expliciter les tenants et aboutissants. Cela revient pour lui à faire jouer les "ressorts", conscients ou infra-conscients, de l'âme humaine. Celle-ci est, par sa nature même, attirée vers Dieu comme l'aiguille de la boussole l'est vers le pôle. C'est en elle-même que se trouve le fondement de la Droite Guidance qui l'amènera à prendre le chemin des Vérités éternelles, le chemin de la Vallée Sainte. Si déviation il y a - cette déviation précédemment appelée Colère de Dieu -, elle est due non pas à une intervention directe de Dieu, mais à un « manque dans la nature de l'homme » ou à l'effet de puissances néfastes auxquelles l'homme n'a pu répondre.

« Il y a deux chemins qui t'amènent à croire réellement aux vérités éternelles : que tu croies que Dieu est le principe de la Droite Guidance et que ton âme en est le terme ; ou bien que tu croies que ton âme est le principe de cette Droite Guidance et que Dieu en est le terme. Tu peux choisir le chemin le plus accessible à ton âme. Les deux conduisent au Droit Sentier et sont l'expression d'une relation entre Dieu et toi. À toi de te la représenter en fonction des penchants naturels de ton âme. »

« Il n'est pas impossible d'exprimer les Vérités religieuses éternelles dans un style scientifique moderne. Et peut-être toute cette étude n'est-elle qu'un premier essai pour établir les vérités religieuses et morales sur la base de ce que nous connaissons de l'âme humaine, de sa nature, de ses caractéristiques et de l'influence qu'elle subit de diverses forces agissant sur elle. Au nombre des missions que le siècle moderne doit assumer, figure celle de prouver le fondement psychique à la fois de la religion et de la morale. »

Pour répondre aux aspirations du monde moderne, Kâmil Husayn table essentiellement sur l'appel à l'Infini inscrit dans la nature même de l'homme. Le critère de la Droite Guidance se retrouve ainsi ramené de Dieu vers l'homme, de la libre et imprévisible Condescendance divine à cet appel vers Dieu qui, plus que toute autre force contraignante, définit la nature de l'homme : « L'itinéraire de ta vie commence à ton âme et finit à ton âme. » Dans son pèlerinage terrestre, l'homme puise son énergie dans l'attraction naturelle qui l'attire vers Dieu. Fausser ou contraindre, sous quelque forme que ce soit, ce "champ magnétique", c'est-à-dire se priver intentionnellement de Dieu, cela reviendrait, pour l'homme, à ne plus être véritablement homme. Quant au terme du pèlerinage, il correspond à la pacification de l'âme (al-nafs al-mutma'inna) ou, pour reprendre les termes propres à Kâmil Husayn, à l'entrée dans la Vallée Sainte qui réalise pour l'homme cette plénitude de bonheur à laquelle il aspirait de tout son être.
Compte tenu de l'inspiration musulmane qui la sous-tend, cette tentative se veut davantage parlante à l'homme contemporain. Elle n'en est pas moins contraignante pour autant. Dans son ouvrage Qar'ya zâlima, le Dr Kâmil Husayn avait souligné le caractère contraignant de ce qu'il entend par "conscience", voyant en elle « une loi de l'univers semblable aux autres lois naturelles, qui occupe la place la plus haute dans la hiérarchie de ces lois ». L'"impératif catégorique" des lois psychologiques et psychiques de la nature humaine, auquel le savant est confronté en permanence, trouve un prolongement, un achèvement dans l'attraction de l'âme vers Dieu. Tel est de point de départ du croyant sur le Droit Sentier qui l'acheminera à la Vallée Sainte.
Dans Qar'ya zâlima, Kamil Husayn identifiait trois forces qui règlent l'activité de l'homme : la force vitale, facteur d'énergie ; l'intelligence, faculté de la connaissance ; la conscience, faculté différenciant le bien du mal. Reflet en l'homme de la Lumière divine, cette conscience joue le rôle "inhibitif" de « faire sentir à l'homme ce qui est mal, ce qu'il ne faut pas faire ». Elle se distingue de la raison par son caractère moral qui est la marque distinctive par excellence de l'homme : « Le plus petit croyant est bien supérieur au plus intelligent des hommes non assujettis à la loi morale, en dépit de l'excellence de leur raison. »

Dans al-Wâdî l-muqaddas, Kâmil Husayn revient sur cette supériorité de la conscience par rapport à la raison, notamment pour montrer l'inutilité de cette dernière dans les démonstrations qu'elle donne de l'existence de Dieu. Si la raison peut toutefois avoir quelque rôle à jouer dans l'orientation de l'homme vers le bien, c'est parce qu'elle est au service d'une humanité qui, depuis de longs siècles et sous l'influx d'une inclination innée de l'âme, a déjà été orientée vers Dieu.
Ce second ouvrage propose, en complément, une autre trilogie de forces ou puissances qui définissent l'être humain : l'intelligence, la raison et l'âme. L'intelligence a pour fonction de relier entre eux les multiples objets de la connaissance, sans aborder aucunement leur influence sur la conduite morale de l'homme. La raison est la faculté de connaissance qui traite des relations entre les objets connus et l'homme connaissant. Sa caractéristique première est qu'elle opère à partir du témoignage des sens. Mais elle se caractérise surtout par la "brume" qui l'enveloppe de toutes parts, autrement dit par son manque de certitude et, conséquemment, par l'angoisse qu'elle ne saurait estomper entièrement du cœur de l'homme et l'insatisfaction dans laquelle elle laisse son besoin de savoir.
Reste l'âme (al-nafs), qui est identifiée à la conscience (al-damîr) lorsqu'elle est orientée vers le bien. C'est évidemment à elle que l'auteur voulait en venir. Semblable à l’œil du corps qui se laisse impressionner par les objets sensibles, elle a pour fonction de se laisser impressionner par le mystère (al-ghayb) et ainsi de le saisir dans la foi, alors que la raison reste imperméable devant lui. La crainte du mystère correspond à l'ignorance dans laquelle nous sommes en sa présence. Le mystère ne peut d'ailleurs être l'objet d'aucune connaissance rationnelle proprement dite, sinon il ne serait plus mystère. Seule l'âme procure à l'homme le plein apaisement, soit par sa foi personnelle, soit par son appartenance à un groupe où la foi est à ce point ancrée qu'elle se reflète comme tout naturellement sur chacun des membres de ce groupe.
Ces quelques notations nous laissent un peu sur notre faim. L'auteur, il est vrai, n'a pas voulu faire œuvre de philosophe. Il n'a pas entrepris non plus de démonter entièrement les mécanismes du psychisme humain. Son intention est d'en arriver le plus rapidement possible au comportement moral de l'homme. C'est pourquoi il concentre au plus vite notre attention sur l'âme humaine, sur le dynamisme qui lui est inhérent.
« Le mal ne provient pas de la nature humaine » : ce postulat est, selon Kâmil Husayn, la clé de voûte à laquelle tout l'édifice de la vie morale doit son équilibre. C'est en écoutant la voix de sa nature innée (fitra) que l'homme emprunte le Droit Sentier qui le guide vers le bien, vers Dieu source de tout bien.
Kâmil Husayn reconnaît néanmoins l'existence d'une autre vision de l'homme, pessimiste celle-ci, qui est celle de la plupart des religions. L'homme y est présenté comme un roi déchu par suite de sa désobéissance et tendant foncièrement vers le mal. La voie qui mène au salut part de Dieu, et la vertu cardinale de l'homme devient non plus la fidélité à sa fitra, mais l'obéissance aux injonctions de Dieu pour pouvoir recouvrer sa dignité première.
Même si notre auteur, avec l'ouverture d'esprit qui le caractérise, admet la vérité de cette deuxième vision, n'y voyant somme toute qu'une différence de point de vue, il va sans dire que, pour sa part, il choisit résolument l'optimisme de la première vision. Les quelque deux cents pages de son al-Wâdî l-muqaddas visent à montrer le bien-fondé de ce choix.
Est-ce à dire pour autant que nous sommes en présence d'un optimisme démesuré qui s'aveugle sur les conditions concrètes de la vie humaine ? Certes non ! Une observation objective se charge de ramener cet optimisme à ses justes proportions. L'homme doit en effet affronter des facteurs d'erreur qui l'entraînent hors du Droit Sentier. S'y soumettre, c'est « répéter la faute d'Adam », cette faute « dont pratiquement aucun fils d'Adam n'est exempt depuis que Dieu a créé la terre et les hommes qui y vivent ».
Au nombre de ces facteurs d'erreur, relevons : l'acédie, l'apathie et l'atrophie de l'âme. Ce dernier facteur est la conséquence d'une absence de pratiques ou actes vertueux tels que la contemplation, l'ascèse, la dévotion, etc. Y joue également un rôle important la confusion ou égarement total de l'homme devant la direction à suivre, soit qu'il « marche avec le cortège », en essayant toutefois de s'imposer par la supériorité de son intelligence, soit qu'il mène lui-même le cortège en conduisant les hommes là les attirent leurs goûts et leurs passions. L'issue fatale de cette déviation est le shirk (péché qui consiste à donner des associés à Dieu), voire, dans les cas extrêmes, le péché de kufr, impiété délibérée et ouvertement déclarée. Qui plus est, le shirk peut se camoufler sous les meilleures intentions du monde ou sous le voile des principes ou sentiments les plus élevés tels que le patriotisme, l'abnégation, l'honneur. Même le fait de se mettre à l'école d'un homme saint et vertueux ne représente pas une garantie absolue d'être sur la voie du bien, à moins qu'il ne s'agisse d'un prophète infaillible, animé de la seule intention de conduire ses semblables sur le Droit Sentier.
Ces divers facteurs sont autant de sources d'erreur, car ils empêchent l'homme d'être attentif à la voix de sa conscience, à l'appel secret qui est gravé au plus profond de lui-même et qui devrait le conduire tout naturellement sur la voie du bien. C'est le même leitmotiv que nous retrouvons dans les réflexions de l'auteur sur le conflit dialectique entre le groupe et l'individu, entre la société et la personne. Ce sujet avait déjà été traité dans La Cité Inique. Il est repris ici, à tel point que l'on y a vu la question majeure abordée par Kâmil Husayn dans ses écrits.
La société comme telle, affirme-t-il, n'a pas de conscience. L'édification ou, au contraire, la corruption morale de la société ne sont imputables qu'aux individus. Mais si l'individu peut être la cause de la falsification des rapports entre les humains, il peut aussi en être l'innocente victime. C'est surtout ce deuxième cas qui retient l'attention de l'auteur.
Face à l'oppression du groupe, la riposte naturelle et primesautière est de répondre au bien par le bien, au mal par le mal. La doctrine chrétienne de la « joue droite » demande de répondre au mal par le bien. Il y a là, reconnaît Kâmil Husayn, le « summum de la perfection », à condition que pareille attitude ne soit pas inspirée par la timidité ou l'incapacité de remédier à une situation injuste. Mais, ajoute-t-il, ce n'est le fait que d'une minorité. Il se livre ensuite à l'analyse des multiples causes rendant extrêmement difficile et périlleuse la jonction entre les impératifs de la conscience et la fidélité au groupe.
Une constatation première s'impose selon lui : la vie en société est certes nécessaire pour l'homme, mais l'histoire nous prouve qu'elle n'est pas par elle-même un facteur de progrès moral. L'éternel dilemme de l'obéissance aux obligations du groupe et de la fidélité à la conscience personnelle n'est pas toujours résolu, loin de là, au profit de cette dernière. À quoi cela est-il dû, sinon à une mauvaise répartition des humains sur cette terre et, par voie de conséquence, à des rapports entre eux qui sont faussés ? Que cette répartition soit basée sur des critères géographiques, linguistiques, nationaux, patriotiques, etc., c'est un fait que nul ne saurait nier et qu'en tout cas, les heurts de l'histoire se chargent bien de nous rappeler. Mais quel compte y est-il tenu des liens plus profonds et, partant, plus vrais, qui prennent ancrage dans les aspirations de l'âme et les convictions intérieures ? Aucun ! Cette nouvelle répartition que propose Kâmil Husayn et qu'il appelle al-taqsîm al-nafsî, pourrait sembler tenir de l'utopie et lui-même reconnaît qu'elle ressemble fort à une fuite du véritable problème... Ou alors, un réel bouleversement de l'ordre social en place serait requis. En fait, l'intention qu'elle exprime est de montrer que la conscience de chaque individu est un absolu que nulle contrainte ne saurait trahir ou violer.
Kâmil Husayn poursuit avec une dernière approche, qu'il veut originale, de la personnalité humaine. Il y revient en détail par deux fois dans son ouvrage. Il s'agit, une fois encore, d'une infirmité qui peut atteindre l'âme humaine pour agir sur elle de façon sournoise et fausser ainsi ses aspirations premières. L'auteur la nomme : hirmân. Traduisons : privation de ce qui est dû.
Kâmil Husayn s'exprime ici en médecin. La science médicale, affirme-t-il, a découvert tardivement l'existence, dans le corps humain, de ces éléments essentiels que sont l'iode, les hormones et les vitamines, et sans lesquels la vie est impossible. L'importance de ces éléments, malgré leur faible dose, est ressentie surtout lorsqu'ils sont absents. Mais il n'existe, dans l'organisme humain, aucun système permettant de détecter leur absence, contrairement à d'autres besoins primordiaux comme la faim et la soif. En outre, ils ne peuvent être remplacés par aucun autre élément.
Toutes proportions gardées, Kâmil Husayn applique cette loi à l'âme humaine - il réalise ainsi son projet de démontrer « la base physiologique de la morale » - dans les domaines de l'amour, du sens esthétique et surtout de la foi, autant de constituants essentiels de l'âme rigoureusement indispensables. L'homme peut prétendre vivre sans avoir la foi, mais cela lui est impossible. Ce constat pourrait sans nul doute apporter un appui important, voire primordial, aux sciences humaines que sont la psychologie, la psychanalyse, la psychiatrie, la sociologie, la philosophie de l'histoire.
Une âme privée de foi est une âme mutilée. Ce qui importe, ce n'est pas de définir ce en quoi croit l'homme, ni de chercher à savoir si l'objet de sa foi est véridique ou non. L'essentiel est que cette âme ne soit pas privée de ce minimum de foi sans lequel elle ne peut se maintenir en santé et par lequel elle adhère sincèrement à un certain mystère, quel qu'en soit le nom, au-delà du domaine des sens et du champ de la raison. L'absolue nécessité de cette foi est telle que Kâmil Husayn va jusqu'à affirmer : « Je pense que la perte de la foi peut être considérée comme une déformation morale qui fait sortir l'homme de l'humanité. »
Tel est l'homme selon notre auteur : un être pétri de lumière, dont la voix de la conscience est le reflet de la Lumière divine et le guide sur le Droit Sentier menant aux Vérités éternelles, à la Vallée Sainte. Un être qui, cependant, doit affronter le combat des ténèbres, qu'elles proviennent de lui-même ou du milieu social dont il est malgré tout partie prenante.
L'itinéraire "de l'âme à l'âme" ne doit pas être comparé à un plan incliné que l'homme se contenterait de suivre instinctivement. Si naturel que soit l'appel qui nous oriente vers elle, la purification intérieure est bien davantage un combat quotidien, une lutte spirituelle contre les forces de pesanteur et d'égarement qui assaillent l'âme humaine. « L'homme est un animal qui essaie de se purifier. » En cela d'ailleurs est son titre de gloire. Étant donné la situation complexe et ambiguë qui définit la personnalité humaine, c'est tout un de reconnaître que l'homme est orienté vers le bien et d'affirmer le caractère tout aussi naturel de son inclination vers la purification. C'est là une loi de l'âme humaine qui n'a rien d'un luxe superflu, mais qui est le premier devoir de l'homme et sa consolation ultime.
Cette loi de la purification fut et est encore très souvent définie en termes de permis et de défendu, à grand renfort d'ordres et d'interdits. Mais, en définitive, l'homme est doté d'une conscience aspirant à une pacification qui ne soit pas faite que d'obéissance à des normes externes lui balisant le Droit Sentier. Les critères de la purification doivent tous converger vers leur point d'origine : la conscience, l'âme humaine en quête de pacification. La purification devient ainsi l'effort soutenu de l'âme pour réaliser ce qu'elle est, pour parvenir à la Vallée Sainte.
Tout moyen qui élève l'homme au-dessus des simples lois vitales et animales peut être considéré comme moyen de purification. Les dimensions de la réalisation plénière de la personnalité humaine sont donc extensibles, pourrions-nous dire, à l'infinie variété des êtres humains, puisque le critère ultime en est la pacification toute personnelle de l'âme. Le Dr Kâmil Husayn nous propose cependant un choix très suggestif qui ne dissimule pas l'objet de ses préférences.
Il cite l'ascèse et le retrait du monde comme une garantie possible de purification, mais non point comme une voie obligée et indispensable. Il énumère ensuite : la foi, l'amour, la connaissance, le sens du Beau... en notant que les objets de ces moyens de purification sont a priori indifférenciés.
« Le meilleur de la foi, c'est la foi elle-même, quel qu'en soit l'objet. Le meilleur de l'amour, c'est l'amour lui-même, quel que soit l'objet ou la personne que l'on aime. Le meilleur de la connaissance, c'est la connaissance elle-même, quel qu'en soit l'objet. [...]
Tout ce par quoi se purifie ton âme est vrai pour toi, même si ton chemin diffère de celui d'autrui. Car le but que poursuivent tous ceux qui se purifient est la Vallée Sainte où se réalisent, pour eux, la pacification et la satisfaction de l'âme.
»

Les démarches de foi, d'amour et de connaissance sont purifiantes par elles-mêmes, libérant les potentialités innées de l'homme, par le simple fait qu'elles le font sortir du cadre restreint de ses réflexes vitaux élémentaires.
Ce critère de l'agir moral de l'homme, tout personnel qu'il soit, ne doit cependant pas être qualifié de subjectif. Ce serait, à notre sens, se méprendre grandement sur l'intention de l'auteur. Outre la référence constante que prend ce critère aux appels innés, donc indépendants du libre choix humain, de la conscience, nous en voulons pour preuve les remarques ultérieures que Kâmil Husayn ne manque pas de faire, sur l'amour tout d'abord, dont le sommet est l'amour de Dieu, sur la foi ensuite, dont la perfection est la foi en Dieu.
La foi en Dieu, nous l'avons mentionné plus haut, est absolument indispensable à l'équilibre et à la santé de l'âme. Elle est conjointement le facteur le plus important de purification. C'est au fond exprimer une seule et même vérité sous deux aspects différents. Il convient en outre de souligner, avec l'auteur, que l'expression la plus parfaite, et donc la plus pacifiante, de la foi est celle par laquelle l'homme adhère au Bien Absolu, cette foi religieuse qui est « le lien entre Dieu et l'homme » et par laquelle l'homme est à l'abri de toute erreur. La foi qui se traduit en religion, et même qui s'exprime dans le cadre d'une religion donnée, est donc la voie idéale de purification. Cela nous suffit pour reconnaître que la Vallée Sainte que vise à atteindre l'homme pèlerin n'est pas une simple projection de sa subjectivité avec tous les va-et-vient auxquels elle serait sujette, mais bien une réitération de cette Vallée de Tuwa où Moïse avait, pour la première fois, entendu la voix de son Seigneur.
À la suite de ces réflexions qui accordent délibérément la priorité à la voix de la conscience, Kâmil Husayn voit finalement en celle-ci l'invisible trait d'union reliant entre elles les diverses religions. Ce n'est pas un catéchisme du dialogue inter-religieux qu'il nous propose ; ou, pour le moins, telle n'est pas son intention déclarée. Il tient à montrer, par mode d'application des principes exprimés précédemment, que le fanatisme religieux est tout à l'opposé de la Vallée Sainte et que tous les croyants, à quelque religion qu'ils appartiennent, sont reliés entre eux par des liens profonds qui en font des frères, des égaux.
Les religions sont diverses, certes, notamment pour ce qui concerne les Musulmans et les Chrétiens. Une histoire des religions révélées permet toutefois de constater une évolution. De l'idéal de Justice basé sur la crainte (al-nafs al-'âdila, idéal des disciples de Moïse), en passant par l'idéal de Charité (al-nafs al-muhibba, idéal des disciples de Jésus), nous aboutissons à la religion de la Miséricorde (al-rahma), qui récapitule et parachève les deux précédentes en convoquant l'homme à cet état de purification intérieure qui jaillit de l'Espérance, idéal des Musulmans (al-nafs al-mutma'inna).
Cependant, s'empresse d'ajouter Kâmil Husayn, si divergences il y a, elles ne sont que dans l'expression des dogmes, dans les credos. Elles sont dues au travail de la raison, à la différence de tournure mentale de ceux qui professent ces dogmes, ainsi qu'aux divers milieux qui sont respectivement les leurs. Mais c'est une erreur de mettre une équivalence entre dogme et foi, car la foi n'épouse en rien la diversité des credos ; elle est au contraire le témoin d'un accord beaucoup plus profond et permanent dans l'adhésion au Mystère et aux Vérités éternelles.
Il s'ensuit que la répartition des croyants en Juifs, Chrétiens et Musulmans, telle qu'elle est généralement comprise et admise actuellement, trahit en fait la vérité qui se trame au plan des consciences. À propos des convictions premières et intimes d'un chacun, il serait plus approprié de parler de « disciple de Moïse » (Musâwî), de « disciple de Jésus » ('Isâwî) ou d' « adepte de l'Islam » (Islâmî). Et l'on constaterait une nouvelle répartition de l'humanité croyante qui ne recouperait nullement la première. Baser sa religion sur la crainte et l'application littérale des préceptes divins, que l'on soit Juif, Chrétien ou Musulman, c'est être effectivement « disciple de Moïse ». La baser sur l'amour de Dieu et des autres, c'est être « disciple de Jésus », à quelque dénomination officielle que l'on appartienne. Finalement, centrer se religion sur l'espérance, c'est être « adepte de l'Islam », quelle que soit l'appartenance reconnue à telle ou telle religion.
Est-ce en arriver à une "déconfessionnalisation" totale ? Peut-être est-ce mal poser le problème... Mais nous ne voyons pas, pour notre part, comment ne pas répondre affirmativement à la question, d'autant plus que l'auteur emploie ici des expressions extrêmement vigoureuses : « En réalité, il n'y a ni vrai ni faux en ce qui concerne le dogme (al-'âqida), car tout ce à quoi tu crois d'une foi forte, effective, purificatrice et qui te fait parvenir à la Vallée Sainte, tout cela est le vrai pour toi... La foi est une partie indivise de la Vérité, comme si elle était la quatrième dimension par laquelle la Vérité n'est accomplie que par elle. »
Avouons-le ! Nous sommes ici en présence d'un bouleversement des schèmes de pensée traditionnellement reçus. Une sorte d'absolutisation de l'attitude de foi, n'engageant que la conscience, et devant laquelle la diversité des dogmes est relativisée à l'extrême ou, plus exactement sans doute, établie sur une base défiant toutes les frontières ou idées communément admises.
Certains, note Kâmil Husayn, pensent réaliser l'unité des religions par la prédication de leur propre dogme. D'autres veulent emprunter la voie d'une compréhension à base exclusivement de raison. D'autres encore prêchent la tolérance... un moindre mal évidemment, mais qui reflète quand même une réelle dépréciation de l'autre que l'on sait a priori dans l'erreur. En définitive, ces trois essais de solution ne sont que des ersatz!
Reste la théorie de la Vallée Sainte. Elle peut, quant à elle, concilier l'inconciliable et conduire à l'inter-compréhension souhaitée dans la mesure où elle amène à ne rien renier de sa propre religion et, en même temps, à ne rien mépriser du dogme auquel adhère l'autre. « Cette théorie est la seule à enseigner aux hommes que la religion part d'un point unique, à savoir l'âme humaine, et qu'elle aboutit à un point unique : Dieu. »
Dans un monde qui s'effrite, où les relations entre les hommes se dégradent et où l'on ne trouve de réponse à la violence que par une violence plus grande encore, la théorie de la Vallée Sainte veut relever le défi de rompre cette chaîne infernale où le mal engendre le mal. Face à la tyrannie des oppresseurs, aussi illusoire ou timorée que puisse paraître une telle solution, bannissons toute idée de vengeance et de révolte ! Que l'opprimé se réfugie dans le paradis de la Vallée Sainte, conscient et satisfait de sa supériorité morale, prenant même en pitié ceux qui l'oppriment, « à la façon des habitants du Paradis regardant ceux qui sont dans le feu de l'enfer ».
Cette philosophie de l'homme et de l'histoire pourrait donner lieu à un tollé de protestations. Kâmil Husayn fait lui le premier état des objections possibles à l'encontre de la théorie qu'il propose à l'homme contemporain. Et effectivement, peu de temps après la parution de al-Wâdî l-muqaddas, un article était publié sous la plume d'un auteur qui ne cachait pas ses attaches marxisantes. La solution proposée par le Dr Kâmil Husayn, objectait-il, ressemble davantage à une vie dans un monde imaginaire fabriqué de toutes pièces. Sans doute le rapprochement avec Gandhi, Tagore ou autres apôtres de la non-violence est-il frappant. Mais l'idéal révolutionnaire de notre temps requiert l'appui d'hommes pleinement conscients de leurs responsabilités, et non sous l'effet de la drogue que voudraient leur asséner d'impénitents confesseurs de la foi !
Kâmil Husayn n'en continue pas moins le cours de ses réflexions :
« Sache que la vie véridique repose sur la paix.
La paix entre toi et ton âme :
c'est ce que réalise la foi.
La paix entre toi et tes proches :
c'est ce que réalise l'amour.
La paix entre toi et tous les hommes :
c'est ce que réalise le bien.
»

C'est la caractéristique propre de la Vallée Sainte que de maintenir coûte que coûte cet ordre de priorité. Non seulement la paix avec soi-même est ce qu'il y a de plus précieux pour l'homme ; c'est aussi le premier pas vers la paix avec autrui. Les moyens pour y parvenir sont, rappelons-le, aussi divers que les hommes le sont eux-mêmes. « La Vallée Sainte est là où tu veux et quand tu le veux. » Mais rappelons-le également avec autant d'insistance, c'est la religion, lieu de la foi, qui en est le moyen le plus sûr et le plus adéquat. 


Le 29 juillet 1969 mourait au Caire une jeune étudiante musulmane, emportée à l'âge de vingt-deux ans par une longue maladie. D'une extrême sensibilité humaine et religieuse, vibrant aux misères les plus cachées comme aux injustices les plus criardes de ce monde, il n'est pas impossible que ce trait dominant de son caractère ait influé sur le mal secret qui agit en elle jusqu'à lui ôter le dernier souffle de vie.
Peu de temps après sa mort, ses parents prirent connaissance de ses notes intimes, où elle écrivit notamment que le but ultime de sa vie était la rencontre de Dieu. Ils découvrirent aussi les quelques livres qui accompagnèrent ses dernières méditations ici-bas et au nombre desquels figurait en bonne place al-Wâdî l-muqaddas. Dans la marge des premières pages de ce livre, Nâdia - puisque c'est d'elle qu'il s'agit - s'était contentée d'écrire ce simple mot, plusieurs fois répété : « Merveilleux !... Merveilleux. »
Ce témoignage, si humble soit-il, méritait sa place au terme du livre que nous venons de parcourir. Il n'efface pas, comme d'un trait, les difficultés et obscurités que nous y avons rencontrées dans la compréhension du langage neuf suggéré par Kâmil Husayn. Mais nous y voyons une preuve de l'écho qu'il peut susciter, aux grandes heures de vérité surtout, sans doute parce qu'il traduit l'éternelle actualité du débat qui se joue au fond de chaque conscience.


Marc Chartier